A vingt-cinq ans, vous voulez savoir ce qu'un homme de trente-cinq ne fait qu'exceptionnellement !... Etes-vous bon fondeur, au moins ?
-- J'étais depuis deux mois à la première classe.
-- Vous auriez mieux fait d'y rester, en ce cas ! Ici, vous allez commencer par entrer dans la troisième. Encore pouvez-vous vous estimer heureux que je vous facilite ce changement de secteur ! >>
L'ingénieur écrivit quelques mots sur un laissez-passer, expédia une dépêche et dit :
<< Rendez votre jeton, sortez de la division et allez directement au secteur O, bureau de l'ingénieur en chef. Il est prévenu. >>
Les mêmes formalités qui avaient arrêté Schwartz à la porte du secteur K l'accueillirent au secteur O. Là, comme le matin, il fut interrogé, accepté, adressé à un chef d'atelier, qui l'introduisit dans une salle de coulée. Mais ici le travail était plus silencieux et plus méthodique.
<< Ce n'est qu'une petite galerie pour la fonte des pièces de 42, lui dit le contremaître. Les ouvriers de première classe seuls sont admis aux halles de coulée de gros canons. >>
La << petite >> galerie n'en avait pas moins cent cinquante mètres de long sur soixante-cinq de large. Elle devait, à l'estime de Schwartz, chauffer au moins six cents creusets, placés par quatre, par huit ou par douze, selon leurs dimensions, dans les fours latéraux.
Les moules destinés à recevoir l'acier en fusion étaient allongés dans l'axe de la galerie, au fond d'une tranchée médiane. De chaque côté de la tranchée, une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant à volonté, venait opérer où il était nécessaire le déplacement de ces énormes poids. Comme dans les halles de puddlage, à un bout débouchait le chemin de fer qui apportait les blocs d'acier fondu, à l'autre celui qui emportait les canons sortant du moule.
Près de chaque moule, un homme armé d'une tige en fer surveillait la température à l'état de la fusion dans les creusets.
Les procédés que Schwartz avait vu mettre en oeuvre ailleurs étaient portés là à un degré singulier de perfection.
Le moment venu d'opérer une coulée, un timbre avertisseur donnait le signal à tous les surveillants de fusion. Aussitôt, d'un pas égal et rigoureusement mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur les épaules une barre de fer horizontale, venaient deux à deux se placer devant chaque four.
Un officier armé d'un sifflet, son chronomètre à fractions de seconde en main, se portait près du moule, convenablement logé à proximité de tous les fours en action. De chaque côté, des conduits en terre réfractaire, recouverte de tôle, convergeaient, en descendant sur des pentes douces, jusqu'à une cuvette en entonnoir, placée directement au-dessus du moule. Le commandant donnait un coup de sifflet. Aussitôt, un creuset, tiré du feu à l'aide d'une pince, était suspendu à la barre de fer des deux ouvriers arrêtés devant le premier four. Le sifflet commençait alors une série de modulations, et les deux hommes venaient en mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit correspondant. Puis ils jetaient dans une cuve le récipient vide et brûlant.
Sans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée fût absolument régulière et constante, les équipes des autres fours agissaient successivement de même.
La précision était si extraordinaire, qu'au dixième de seconde fixé par le dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans la cuve. Cette manoeuvre parfaite semblait plutôt le résultat d'un mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines. Une discipline inflexible, la force de l'habitude et la puissance d'une mesure musicale faisaient pourtant ce miracle.
Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientôt accouplé à un ouvrier de sa taille, éprouvé dans une coulée peu importante et reconnu excellent praticien. Son chef d'équipe, à la fin de la journée, lui promit même un avancement rapide.
Lui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir, du secteur O et de l'enceinte extérieure, il était allé reprendre sa valise à l'auberge.