Jules Verne

Suisse, en effet, si l'on ne regarde que la superficie des choses, les pics abrupts qui se dressent vers le ciel, les vallées profondes qui séparent de longues chaînes de hauteurs, l'aspect grandiose et sauvage de tous les sites pris à vol d'oiseau.

Mais cette fausse Suisse n'est pas, comme la Suisse européenne, livrée aux industries pacifiques du berger, du guide et du maître d'hôtel. Ce n'est qu'un décor alpestre, une croûte de rocs, de terre et de pins séculaires, posée sur un bloc de fer et de houille.

Si le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête l'oreille aux bruits de la nature, il n'entend pas, comme dans les sentiers de l'Oberland, le murmure harmonieux de la vie mêlé au grand silence de la montagne. Mais il saisit au loin les coups sourds du marteau-pilon, et, sous ses pieds, les détonations étouffées de la poudre. Il semble que le sol soit machiné comme les dessous d'un théâtre, que ces roches gigantesques sonnent creux et qu'elles peuvent d'un moment à l'autre s'abîmer dans de mystérieuses profondeurs.

Les chemins, macadamisés de cendres et de coke, s'enroulent aux flancs des montagnes. Sous les touffes d'herbes jaunâtres, de petits tas de scories, diaprées de toutes les couleurs du prisme, brillent comme des yeux de basilic. Çà et là, un vieux puits de mine abandonné, déchiqueté par les pluies, déshonoré par les ronces, ouvre sa gueule béante, gouffre sans fond, pareil au cratère d'un volcan éteint. L'air est chargé de fumée et pèse comme un manteau sombre sur la terre. Pas un oiseau ne le traverse, les insectes mêmes semblent le fuir, et de mémoire d'homme on n'y a vu un papillon.

Fausse Suisse ! A sa limite nord, au point où les contreforts viennent se fondre dans la plaine, s'ouvre, entre deux chaînes de collines maigres, ce qu'on appelait jusqu'en 1871 le << désert rouge >>, à cause de la couleur du sol, tout imprégné d'oxydes de fer, et ce qu'on appelle maintenant Stahlfield, << le champ d'acier >>.

Qu'on imagine un plateau de cinq à six lieues carrées, au sol sablonneux, parsemé de galets, aride et désolé comme le lit de quelque ancienne mer intérieure. Pour animer cette lande, lui donner la vie et le mouvement, la nature n'avait rien fait ; mais l'homme a déployé tout à coup une énergie et une vigueur sans égales.

Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages d'ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi, apportés tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse population de rudes travailleurs.

C'est au centre de ces villages, au pied même des CoalsButts, inépuisables montagnes de charbon de terre, que s'élève une masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés d'une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilé d'un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides éclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain, pareil à celui d'un tonnerre ou d'une grosse houle, mais plus régulier et plus grave.

Cette masse est Stahlstadt, la Cité de l'Acier, la ville allemande, la propriété personnelle de Herr Schultze, l'ex-professeur de chimie d'Iéna, devenu, de par les millions de la Bégum, le plus grand travailleur du fer et, spécialement, le plus grand fondeur de canons des deux mondes.

Il en fond, en vérité, de toutes formes et de tout calibre, à âme lisse et à raies, à culasse mobile et à culasse fixe, pour la Russie et pour la Turquie, pour la Roumanie et pour le Japon, pour l'Italie et pour la Chine, mais surtout pour l'Allemagne.

Grâce à la puissance d'un capital énorme, un établissement monstre, une ville véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de terre comme à un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la plupart allemands d'origine, sont venus se grouper autour d'elle et en former les faubourgs. En quelques mois, ses produits ont dû à leur écrasante supériorité une célébrité universelle.