Il donna donc également carte blanche à Mr. Sharp et repartit.
Le solicitor avait obtenu ce qu'il voulait. Il était bien vrai qu'un autre aurait peut-être cédé, à sa place, à la tentation d'entamer et de prolonger des procédures destinées à devenir, pour son étude, une grosse rente viagère. Mais Mr. Sharp n'était pas de ces gens qui font des spéculations à long terme. Il voyait à sa portée le moyen facile d'opérer d'un coup une abondante moisson, et il avait résolu de le saisir. Le lendemain, il écrivit au docteur en lui laissant entrevoir que Herr Schultze ne serait peut-être pas opposé à toute idée d'arrangement. Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au docteur Sarrasin, soit à Herr Schultze, il disait alternativement à l'un et à l'autre que la partie adverse ne voulait décidément rien entendre, et que, par surcroît, il était question d'un troisième candidat alléché par l'odeur...
Ce jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin, et le soir il s'élevait subitement une objection imprévue qui dérangeait tout. Ce n'était plus pour le bon docteur que chausse-trapes, hésitations, fluctuations. Mr. Sharp ne pouvait se décider à tirer l'hameçon, tant il craignait qu'au dernier moment le poisson ne se débattît et ne fît casser la corde. Mais tant de précaution était, en ce cas, superflu. Dès le premier jour, comme il l'avait dit, le docteur Sarrasin, qui voulait avant tout s'épargner les ennuis d'un procès, avait été prêt pour un arrangement. Lorsque enfin Mr. Sharp crut que le moment psychologique, selon l'expression célèbre, était arrivé, ou que, dans son langage moins noble, son client était << cuit à point >>, il démasqua tout à coup ses batteries et proposa une transaction immédiate.
Un homme bienfaisant se présentait, le banquier Stilbing, qui offrait de partager le différend entre les parties, de leur compter à chacun deux cent cinquante millions et de ne prendre à titre de commission que l'excédent du demi-milliard, soit vingt-sept millions.
Le docteur Sarrasin aurait volontiers embrassé Mr. Sharp, lorsqu'il vint lui soumettre cette offre, qui, en somme, lui paraissait encore superbe. Il était tout prêt à signer, il ne demandait qu'à signer, il aurait voté par-dessus le marché des statues d'or au banquier Stilbing, au solicitor Sharp, à toute la haute banque et à toute la chicane du Royaume-Uni.
Les actes étaient rédigés, les témoins racolés, les machines à timbrer de Somerset House prêtes à fonctionner. Herr Schultze s'était rendu. Mis par ledit Sharp au pied du mur, il avait pu s'assurer en frémissant qu'avec un adversaire de moins bonne composition que le docteur Sarrasin, il en eût été certainement pour ses frais. Ce fut bientôt terminé. Contre leur mandat formel et leur acceptation d'un partage égal, les deux héritiers reçurent chacun un chèque à valoir de cent mille livres sterling, payable à vue, et des promesses de règlement définitif, aussitôt après l'accomplissement des formalités légales.
Ainsi se conclut, pour la plus grande gloire de la supériorité anglo- saxonne, cette étonnante affaire.
On assure que le soir même, en dînant à Cobden-Club avec son ami Stilbing, Mr. Sharp but un verre de champagne à la santé du docteur Sarrasin, un autre à la santé du professeur Schultze, et se laissa aller, en achevant la bouteille, à cette exclamation indiscrète : << _Hurrah_ !... _Rule Britannia_ !... Il n'y a encore que nous !... >>
La vérité est que le banquier Stilbing considérait son hôte comme un pauvre homme, qui avait lâché pour vingt-sept millions une affaire de cinquante, et, au fond, le professeur pensait de même, du moment, en effet, où lui, Herr Schultze, se sentait forcé d'accepter tout arrangement quelconque ! Et que n'aurait-on pu faire avec un homme comme le docteur Sarrasin, un Celte, léger, mobile, et, bien certainement, visionnaire !
Le professeur avait entendu parler du projet de son rival de fonder une ville française dans des conditions d'hygiène morale et physique propres à développer toutes les qualités de la race et à former de jeunes générations fortes et vaillantes.