Jules Verne

<< Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui nous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel d'attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiéniques déplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placés. Ils s'entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d'air et de lumière, ces deux agents indispensables de la vie. Ces agglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers d'infection. Ceux qui n'y trouvent pas la mort sont au moins atteints dans leur santé ; leur force productive diminue, et la société perd ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux plus précieux usages. Pourquoi, messieurs, n'essaierions-nous pas du plus puissant des moyens de persuasion... de l'exemple ? Pourquoi ne réunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer le plan d'une cité modèle sur des données rigoureusement scientifiques ?... (_Oui ! oui ! c'est vrai !_) Pourquoi ne consacrerions- nous pas ensuite le capital dont nous disposons à édifier cette ville et à la présenter au monde comme un enseignement pratique... >> (_Oui ! oui ! -- Tonnerre d'applaudissements._)

Les membres du Congrès, pris d'un transport de folie contagieuse, se serrent mutuellement les mains, ils se jettent sur le docteur Sarrasin, l'enlèvent, le portent en triomphe autour de la salle.

<< Messieurs, reprit le docteur, lorsqu'il eut pu réintégrer sa place, cette cité que chacun de nous voit déjà par les yeux de l'imagination, qui peut être dans quelques mois une réalité, cette ville de la santé et du bien-être, nous inviterions tous les peuples à venir la visiter, nous en répandrions dans toutes les langues le plan et la description, nous y appellerions les familles honnêtes que la pauvreté et le manque de travail auraient chassées des pays encombrés. Celles aussi -- vous ne vous étonnerez pas que j'y songe --, à qui la conquête étrangère a fait une cruelle nécessité de l'exil, trouveraient chez nous l'emploi de leur activité, l'application de leur intelligence, et nous apporteraient ces richesses morales, plus précieuses mille fois que les mines d'or et de diamant. Nous aurions là de vastes collèges où la jeunesse élevée d'après des principes sages, propres à développer et à équilibrer toutes les facultés morales, physiques et intellectuelles, nous préparerait des générations fortes pour l'avenir ! >>

Il faut renoncer à décrire le tumulte enthousiaste qui suivit cette communication. Les applaudissements, les hurrahs, les << hip ! hip ! >>se succédèrent pendant plus d'un quart d'heure.

Le docteur Sarrasin était à peine parvenu à se rasseoir que Lord Glandover, se penchant de nouveau vers lui, murmura à son oreille en clignant de l'oeil :

<< Bonne spéculation !... Vous comptez sur le revenu de l'octroi, hein ?... Affaire sûre, pourvu qu'elle soit bien lancée et patronnée de noms choisis !... Tous les convalescents et les valétudinaires voudront habiter là !... J'espère que vous me retiendrez un bon lot de terrain, n'est-ce pas ? >>

Le pauvre docteur, blessé de cette obstination à donner à ses actions un mobile cupide, allait cette fois répondre à Sa Seigneurie, lorsqu'il entendit le vice-président réclamer un vote de remerciement par acclamation pour l'auteur de la philanthropique proposition qui venait d'être soumise à l'assemblée.

<< Ce serait, dit-il, l'éternel honneur du Congrès de Brighton qu'une idée si sublime y eût pris naissance, il ne fallait pas moins pour la concevoir que la plus haute intelligence unie au plus grand coeur et à la générosité la plus inouïe... Et pourtant, maintenant que l'idée était suggérée, on s'étonnait presque qu'elle n'eût pas déjà été mise en pratique ! Combien de milliards dépensés en folles guerres, combien de capitaux dissipés en spéculations ridicules auraient pu être consacrés à un tel essai ! >>

L'orateur, en terminant, demandait, pour la cité nouvelle, comme un juste hommage à son fondateur, le nom de << Sarrasina >>.