Jules Verne

Le bonheur avait voulu qu'au début de son éducation, Octave tombât sous la domination d'une nature énergique dont l'influence un peu tyrannique mais bienfaisante s'était de vive force imposée à lui. Au lycée Charlemagne, où son père l'avait envoyé terminer ses études, Octave s'était lié d'une amitié étroite avec un de ses camarades, un Alsacien, Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d'un an, mais qui l'avait bientôt écrasé de sa vigueur physique, intellectuelle et morale.

Marcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans, avait hérité d'une petite rente qui suffisait tout juste à payer son collège. Sans Octave, qui l'emmenait en vacances chez ses parents, il n'eût jamais mis le pied hors des murs du lycée.

Il suivit de là que la famille du docteur Sarrasin fut bientôt celle du jeune Alsacien. D'une nature sensible, sous son apparente froideur, il comprit que toute sa vie devait appartenir à ces braves gens qui lui tenaient lieu de père et de mère. Il en arriva donc tout naturellement à adorer le docteur Sarrasin, sa femme et la gentille et déjà sérieuse fillette qui lui avaient rouvert le coeur. Mais ce fut par des faits, non par des paroles, qu'il leur prouva sa reconnaissance. En effet, il s'était donné la tâche agréable de faire de Jeanne, qui aimait l'étude, une jeune fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux, et, en même temps, d'Octave un fils digne de son père. Cette dernière tâche, il faut bien le dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa soeur, déjà supérieure pour son âge à son frère. Mais Marcel s'était promis d'atteindre son double but.

C'est que Marcel Bruckmann était un de ces champions vaillants et avisés que l'Alsace a coutume d'envoyer, tous les ans, combattre dans la grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait déjà par la dureté et la souplesse de ses muscles autant que par la vivacité de son intelligence. Il était tout volonté et tout courage au-dedans, comme il était au-dehors taillé à angles droits. Dès le collège, un besoin impérieux le tourmentait d'exceller en tout, aux barres comme à la balle, au gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu'il manquât un prix à sa moisson annuelle, il pensait l'année perdue. C'était à vingt ans un grand corps déhanché et robuste, plein de vie et d'action, une machine organique au maximum de tension et de rendement. Sa tête intelligente était déjà de celles qui arrêtent le regard des esprits attentifs. Entré le second à l'Ecole centrale, la même année qu'Octave, il était résolu à en sortir le premier.

C'est d'ailleurs à son énergie persistante et surabondante pour deux hommes qu'Octave avait dû son admission. Un an durant, Marcel l'avait<< pistonné >>, poussé au travail, de haute lutte obligé au succès. Il éprouvait pour cette nature faible et vacillante un sentiment de pitié amicale, pareil à celui qu'un lion pourrait accorder à un jeune chien. Il lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève, cette plante anémique et de la faire fructifier auprès de lui.

La guerre de 1870 était venue surprendre les deux amis au moment où ils passaient leurs examens. Dès le lendemain de la clôture du concours, Marcel, plein d'une douleur patriotique que ce qui menaçait Strasbourg et l'Alsace avait exaspérée, était allé s'engager au 31ème bataillon de chasseurs à pied. Aussitôt Octave avait suivi cet exemple.

Côte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure campagne du siège. Marcel avait reçu à Champigny une balle au bras droit ; à Buzenval, une épaulette au bras gauche, Octave n'avait eu ni galon ni blessure. A vrai dire, ce n'était pas sa faute, car il avait toujours suivi son ami sous le feu. A peine était-il en arrière de six mètres. Mais ces six mètres-là étaient tout.

Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux étudiants habitaient ensemble deux chambres contiguës d'un modeste hôtel voisin de l'école. Les malheurs de la France, la séparation de l'Alsace et de la Lorraine, avaient imprimé au caractère de Marcel une maturité toute virile.

<< C'est affaire à la jeunesse française, disait-il, de réparer les fautes de ses pères, et c'est par le travail seul qu'elle peut y arriver.