En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur.
Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr. Fogg et s'entretint assez vivement avec lui.
Sans savoir pourquoi -- par un pressentiment sans doute --, Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles pour entendre de l'autre ce qui se disait là. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres, prononcés par son maître :
« Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
-- Certain, monsieur, répondit le mécanicien. N'oubliez pas que, depuis notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si nous avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour aller à toute vapeur de New York à Liverpool !
-- J'aviserai », répondit Mr. Fogg.
Passepartout avait compris. Il fut pris d'une inquiétude mortelle.
Le charbon allait manquer !
« Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un fameux homme ! »
Et ayant rencontré Fix, il ne put s'empêcher de le mettre au courant de la situation.
« Alors, lui répondit l'agent les dents serrées, vous croyez que nous allons à Liverpool !
-- Parbleu !
-- Imbécile ! » répondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les épaules.
Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie signification ; mais il se dit que l'infortuné Fix devait être très désappointé, très humilié dans son amour-propre, après avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et il passa condamnation.
Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg ? Cela était difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit :
« Poussez les feux et faites route jusqu'à complet épuisement du combustible. »
Quelques instants après, la cheminée de l'_Henrietta_ vomissait des torrents de fumée.
Le navire continua donc de marcher à toute vapeur ; mais ainsi qu'il l'avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journée.
« Que l'on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Au contraire. Que l'on charge les soupapes ».
Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé la position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l'ordre d'aller chercher le capitaine Speedy. C'était comme si on eût commandé à ce brave garçon d'aller déchaîner un tigre, et il descendit dans la dunette, se disant :
« Positivement il sera enragé ! »
En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c'était le capitaine Speedy. Il était évident qu'elle allait éclater.
« Où sommes-nous ? » telles furent les premières paroles qu'il prononça au milieu des suffocations de la colère, et certes, pour peu que le digne homme eût été apoplectique, il n'en serait jamais revenu.
« Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée.
-- A sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), répondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.
-- Pirate ! s'écria Andrew Speedy.
-- Je vous ai fait venir, monsieur...
-- Écumeur de mer !
-- ...monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire.
-- Non ! de par tous les diables, non !
-- C'est que je vais être obligé de le brûler.
-- Brûler mon navire !
-- Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible.
-- Brûler mon navire ! s'écria le capitaine Speedy, qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F).
-- En voici soixante mille (300 000 F)! répondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes.
Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy.