Des chambres furent mises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit d'un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.
Le lendemain, c'était le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti la veille par le _China_, l'un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus !
Mr. Fogg quitta l'hôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique de l'attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout instant.
Mr. Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n'est pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les points du monde ; mais la plupart étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.
Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu'il se préparait à appareiller.
Phileas Fogg héla un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups d'aviron, il se trouvait à l'échelle de l'_Henrietta_, steamer à coque de fer, dont tous les hauts étaient en bois.
Le capitaine de l'_Henrietta_ était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.
C'était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveux rouges, forte encolure, -- rien de l'aspect d'un homme du monde.
« Le capitaine ? demanda Mr. Fogg.
-- C'est moi.
-- Je suis Phileas Fogg, de Londres.
-- Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.
-- Vous allez partir ?...
-- Dans une heure.
-- Vous êtes chargé pour... ?
-- Bordeaux.
-- Et votre cargaison ?
-- Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest.
-- Vous avez des passagers ?
-- Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et raisonnante.
-- Votre navire marche bien ?
-- Entre onze et douze noeuds. L'_Henrietta_, bien connue.
-- Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes ?
-- A Liverpool ? Pourquoi pas en Chine ?
-- Je dis Liverpool.
-- Non !
-- Non ?
-- Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux.
-- N'importe quel prix ?
-- N'importe quel prix. »
Le capitaine avait parlé d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
« Mais les armateurs de l'_Henrietta_... reprit Phileas Fogg.
-- Les armateurs, c'est moi, répondit le capitaine. Le navire m'appartient.
-- Je vous affrète.
-- Non.
-- Je vous l'achète.
-- Non. »
Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation était grave. Il n'en était pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de l'_Henrietta_ comme du patron de la _Tankadère_. Jusqu'ici l'argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, l'argent échouait.
Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique en bateau -- à moins de le traverser en ballon --, ce qui eût été fort aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'était pas réalisable.
Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit au capitaine :
« Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux ?
-- Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars !
-- Je vous en offre deux mille (10 000 F).
-- Par personne ?
-- Par personne.
-- Et vous êtes quatre ?
-- Quatre. »
Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s'il eût voulu en arracher l'épiderme.