A huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d'Omaha. La voie ferrée suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la branche sud de Platte-river. A neuf heures, on arrivait à l'importante ville de North-Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours d'eau, qui se rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule artère --, affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha.
Le cent-unième méridien était franchi.
Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d'eux ne se plaignait de la longueur de la route --, pas même le mort. Fix avait commencé par gagner quelques guinées, qu'il était en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. A un certain moment, après avoir combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand, derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait :
« Moi, je jouerais carreau... »
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était près d'eux.
Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.
« Ah ! c'est vous, monsieur l'Anglais, s'écria le colonel, c'est vous qui voulez jouer pique !
-- Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix de cette couleur.
-- Eh bien, il me plaît que ce soit carreau », répliqua le colonel Proctor d'une voix irritée.
Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant :
« Vous n'entendez rien à ce jeu.
-- Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva.
-- Il ne tient qu'à vous d'en essayer, fils de John Bull ! » répliqua le grossier personnage.
Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au coeur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. Passepartout était prêt à se jeter sur l'Américain, qui regardait son adversaire de l'air le plus insultant. Mais Fix s'était levé, et, allant au colonel Proctor, il lui dit :
« Vous oubliez que c'est moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que vous avez, non seulement injurié, mais frappé !
-- Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me regarde seul. En prétendant que j'avais tort de jouer pique, le colonel m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra raison.
-- Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l'Américain, et à l'arme qu'il vous plaira ! »
Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître l'arrêta. Phileas Fogg quitta le wagon, et l'Américain le suivit sur la passerelle.
« Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts.
-- Eh bien ! qu'est-ce que cela me fait ? répondit le colonel Proctor.
-- Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San Francisco, j'avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique, dès que j'aurais terminé les affaires qui m'appellent sur l'ancien continent.
-- Vraiment !
-- Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ?
-- Pourquoi pas dans six ans ?
-- Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous.
-- Des défaites, tout cela ! s'écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou pas.
-- Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York ?
-- Non.
-- A Chicago ?
-- Non.
-- A Omaha ?
-- Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?
-- Non, répondit Mr. Fogg.
-- C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver.
-- Soit, répondit Mr. Fogg. Je m'arrêterai à Plum-Creek.
-- Et je crois même que vous y resterez ! ajouta l'Américain avec une insolence sans pareille.