Jules Verne

Passepartout, n'osant aller prévenir son maître, écoutait, les dents serrées, immobile comme une statue.

« Ah çà! s'écria le colonel Proctor, nous n'allons pas, j'imagine, rester ici à prendre racine dans la neige !

-- Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station d'Omaha pour demander un train, mais il n'est pas probable qu'il arrive à Medicine-Bow avant six heures.

-- Six heures ! s'écria Passepartout.

-- Sans doute, répondit le conducteur. D'ailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station.

-- A pied ! s'écrièrent tous les voyageurs.

-- Mais à quelle distance est donc cette station ? demanda l'un d'eux au conducteur.

-- A douze milles, de l'autre côté de la rivière.

-- Douze milles dans la neige ! » s'écria Stamp W. Proctor.

Le colonel lança une bordée de jurons, s'en prenant à la compagnie, s'en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n'était pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître.

Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement attiré l'attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n'eût été absorbé par son jeu.

Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du train -- un vrai Yankee, nommé Forster --, élevant la voix, dit :

« Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.

-- Sur le pont ? répondit un voyageur.

-- Sur le pont.

-- Avec notre train ? demanda le colonel.

-- Avec notre train. »

Passepartout s'était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien.

« Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur.

-- N'importe, répondit Forster. Je crois qu'en lançant le train avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer.

-- Diable ! » fit Passepartout.

Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l'idée de passer des rivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans la question se rangèrent à l'avis du mécanicien.

« Nous avons cinquante chances pour passer, disait l'un.

-- Soixante, disait l'autre.

-- Quatre-vingts !... quatre-vingt-dix sur cent ! »

Passepartout était ahuri, quoiqu'il fût prêt à tout tenter pour opérer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop « américaine ».

« D'ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et ces gens-là n'y songent même pas !... »

« Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé, mais...

-- Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos.

-- Je sais bien, répondit Passepartout en s'adressant à un autre gentleman, mais une simple réflexion...

-- Pas de réflexion, c'est inutile ! répondit l'Américain interpellé en haussant les épaules, puisque le mécanicien assure qu'on passera !

-- Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent...

-- Quoi ! prudent ! s'écria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par hasard, fit bondir. A grande vitesse, on vous dit ! Comprenez-vous ? A grande vitesse !

-- Je sais... je comprends..., répétait Passepartout, auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel...

-- Qui ? que ? quoi ? Qu'a-t-il donc celui-là avec son naturel ?... » s'écria-t-on de toutes parts.

Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.

« Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonel Proctor.