Eh bien, nous en parlerons demain. Je n'ai pas le temps aujourd'hui.
-- Restez, répondit Fix. Il s'agit de votre maître ! »
Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.
L'expression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit.
« Qu'est-ce donc que vous avez à me dire » demanda-t-il.
Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :
« Vous avez deviné qui j'étais ? lui demanda-t-il.
-- Parbleu ! dit Passepartout en souriant.
-- Alors je vais tout vous avouer...
-- Maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah ! voilà qui n'est pas fort ! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement !
-- Inutilement ! dit Fix. Vous en parlez à votre aise ! On voit bien que vous ne connaissez pas l'importance de la somme !
-- Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille livres !
-- Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main du Français.
-- Quoi ! s'écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé !... Cinquante-cinq mille livres !... Eh bien ! raison de plus pour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau.
-- Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui força Passepartout à se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy, -- et si je réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) à la condition de m'aider ?
-- Vous aider ? s'écria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément ouverts.
-- Oui, m'aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong !
-- Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? Comment ! non content de faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles ! J'en suis honteux pour eux !
-- Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix.
-- Je veux dire que c'est de la pure indélicatesse. Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche !
-- Eh ! c'est bien à cela que nous comptons arriver !
-- Mais c'est un guet-apens ! s'écria Passepartout, -- qui s'animait alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix, et qu'il buvait sans s'en apercevoir, -- un guet-apens véritable ! Des gentlemen ! des collègues ! »
Fix commençait à ne plus comprendre.
« Des collègues ! s'écria Passepartout, des membres du Reform-Club ! Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que, quand il a fait un pari, c'est loyalement qu'il prétend le gagner.
-- Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout.
-- Parbleu ! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de contrôler l'itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement humiliant ! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, j'aie deviné votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg !
-- Il ne sait rien ?... demanda vivement Fix.
-- Rien », répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.
L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire ? L'erreur de Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Il était évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi, et qu'il n'était point le complice de son maître, -- ce que Fix aurait pu craindre.
« Eh bien, se dit-il, puisqu'il n'est pas son complice, il m'aidera. »
Le détective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs, il n'avait plus le temps d'attendre. A tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong.
« Ecoutez, dit Fix d'une voix brève, écoutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c'est-à-dire un agent des membres du Reform-Club...
-- Bah ! dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard.
-- Je suis un inspecteur de police, chargé d'une mission par l'administration métropolitaine...
-- Vous... inspecteur de police !...
-- Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission. »
Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon une commission signée du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.