Jules Verne

A six heures, le pilote monta à bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu'au port de Hong-Kong.

Passepartout mourait du désir d'interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il n'osait pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir jusqu'au dernier instant. Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui -- le fin renard -- essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.

« Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.

-- Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement.

Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

« Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg.

-- Le _Carnatic_, répondit le pilote.

-- N'était-ce pas hier qu'il devait partir ?

-- Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son départ a été remis à demain.

-- Je vous remercie », répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_.

Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l'étreignit vigoureusement en disant :

« Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! »

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.

A une heure, le _Rangoon_ était à quai, et les passagers débarquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses chaudières, le _Carnatic_ fût parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences fâcheuses pour le reste du voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé. Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours après avoir quitté Londres.

Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses affaires, c'est-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent l'_Hôtel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à ce qu'elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu'il allait immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à Passepartout l'ordre de demeurer à l'hôtel jusqu'à son retour, afin que la jeune femme n'y restât pas seule.

Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville.

Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait plus la Chine.