Jules Verne

En d'autres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l'est, voyait le soleil passer _quatre-vingts fois_ au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que _soixante-dix-neuf fois_. C'est pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci l'attendaient dans le salon du Reform-Club.

Et c'est ce que la fameuse montre de Passepartout -- qui avait toujours conservé l'heure de Londres -- eût constaté si, en même temps que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours !

Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire était médiocre. Toutefois, on l'a dit, l'excentrique gentleman n'avait, en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille livres restant, il les partagea entre l'honnête Passepartout et le malheureux Fix, auquel il était incapable d'en vouloir. Seulement, et pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute.

Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. Aouda :

« Ce mariage vous convient-il toujours, madame ?

-- Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c'est à moi de vous faire cette question. Vous étiez ruiné, vous voici riche...

-- Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n'aviez pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez le révérend Samuel Wilson, je n'aurais pas été averti de mon erreur, et...

-- Cher monsieur Fogg..., dit la jeune femme.

-- Chère Aouda... », répondit Phileas Fogg.

On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme témoin de la jeune femme. Ne l'avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ?

Seulement, le lendemain, dès l'aube, Passepartout frappait avec fracas à la porte de son maître.

La porte s'ouvrit, et l'impassible gentleman parut.

« Qu'y a-t-il, Passepartout ?

-- Ce qu'il y a, monsieur ! Il y a que je viens d'apprendre à l'instant...

-- Quoi donc ?

-- Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement.

-- Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l'Inde. Mais si je n'avais pas traversé l'Inde, je n'aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et... »

Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte.

Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. L'excentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et d'exactitude. Mais après ? Qu'avait-il gagné à ce déplacement ? Qu'avait-il rapporté de ce voyage ?

Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n'est une charmante femme, qui -- quelque invraisemblable que cela puisse paraître -- le rendit le plus heureux des hommes !

En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ?

FIN

-------------------- TABLE DES MATIÈRES

Chapitres

I. Dans lequel Phileas Fogg et Passepartout s'acceptent réciproquement, l'un comme maître, l'autre comme domestique

II. Où Passepartout est convaincu qu'il a enfin trouvé son idéal

III. Où s'engage une conversation qui pourra coûter cher à Phileas Fogg

IV. Dans lequel Phileas Fogg stupéfie Passepartout, son domestique

V. Dans lequel une nouvelle valeur apparaît sur la place de Londres

VI. Dans lequel l'agent Fix montre une impatience bien légitime

VII. Qui témoigne une fois de plus de l'inutilité des passeports en matière de police

VIII. Dans lequel Passepartout parle un peu plus peut-être qu'il ne conviendrait

IX.