Jules Verne

quelques bons esprits -- et Gauthier Ralph était du nombre -- se croyaient donc fondés à espérer que le voleur n'échapperait pas.

Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question, d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux.

L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et l'intelligence des agents. Mais son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.

« Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme !

-- Allons donc ! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.

-- Par exemple !

-- Où voulez-vous qu'il aille ?

-- Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.

-- Elle l'était autrefois... », dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : « A vous de couper, monsieur », ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.

La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :

« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?

-- Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.

-- Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !

-- A vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg.

Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée :

« Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois mois...

-- En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.

-- En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « Great-Indian peninsular railway », et voici le calcul établi par le _Morning Chronicle_ :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots........... 7 jours De Suez à Bombay, paquebot................. 13 -- De Bombay à Calcutta, railway.............. 3 -- De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot.. 13 -- De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot.................................. 6 -- De Yokohama à San Francisco, paquebot...... 22 -- De San Francisco New York, railroad........ 7 -- De New York à Londres, paquebot et railway................................... 9 -- . --------- Total...................................... 80 jours

-- Oui, quatre-vingts jours ! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.

-- Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.

-- Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails ! s'écria Andrew Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !

-- Tout compris », répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. »

Andrew Stuart, à qui c'était le tour de « faire », ramassa les cartes en disant :

« Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique...

-- Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.