Cela fait, il se remit à godiller avec le même inlassable courage.
De temps à autre, il jetait un coup d'oeil en arrière, sans rien apercevoir de suspect. Les ennemis étaient loin, décidément.
Libérant son esprit de ses préoccupations les plus immédiates, le sentiment de sa sécurité reconquise lui permettait de songer de nouveau à l'étrangeté de sa situation. Quels étaient ces ennemis qui le contraignaient à fuir? Que lui voulaient-ils? Pourquoi l'avaient-ils tenu durant tant de jours en leur pouvoir? Autant de questions auxquelles il était dans l'impossibilité de répondre. Quels que fussent ces ennemis, il fallait, en tous cas, se défier d'eux à l'avenir, et ce souci allait fâcheusement compliquer son voyage, à moins qu'il ne prît le parti de réclamer, malgré les dangers d'une telle démarche, la protection de la police contre ses ravisseurs inconnus, à la première ville qu'il traverserait.
Cette ville, quelle serait-elle? Cela non plus, il ne le savait pas, et rien n'était de nature à le renseigner, sur ces rives désertes où, séparés par de longs espaces, s'égrenaient de rares et pauvres hameaux.
Ce fut seulement vers huit heures du matin, que, toujours sur la rive droite, de hauts clochers piquèrent le ciel, tandis que, devant la barge, une autre ville plus lointaine montait à l'horizon. Serge Ladko eut un sursaut de joie. Ces villes, il les connaissait bien. L'une, la plus proche, c'était Semlin, dernière cité danubienne de l'empire austro-hongrois; l'autre, juste en face de lui, c'était Belgrade, la capitale serbe, située également sur la rive droite, après un coude brusque du fleuve, au confluent de la Save.
Ainsi donc, pendant son incarcération, il avait continué à descendre le courant, sa prison flottante l'avait rapproché du but, et, sans même s'en rendre compte, il avait franchi plus de cinq cents kilomètres.
Pour l'instant, Semlin, c'était le salut. Autant que besoin serait, il y trouverait aide et protection. Mais se résoudrait-il à demander du secours? S'il se plaignait, s'il racontait son inexplicable aventure, n'allait-on pas ouvrir une enquête, dont il serait la première victime? Peut-être voudrait-on savoir qui il était, d'où il venait, où il se rendait, et peut-être parviendrait-on à découvrir le nom qu'il s'était juré de ne jamais révéler, quoi qu'il arrivât.
Remettant à prendre un parti à ce sujet, Serge Ladko activa la marche de son embarcation. La demie de huit heures sonnait aux horloges de la ville comme il fixait son amarre à un anneau du quai. Il procéda ensuite à quelques rapides rangements, puis examina de nouveau ce problème: parler ou se taire. Finalement il se décida pour l'abstention. Tout bien considéré, mieux valait garderie silence, aller chercher sous le tôt un repos bien gagné, et s'éloigner inaperçu de Semlin comme il y était arrivé.
A ce moment, quatre hommes parurent sur le quai et s'arrêtèrent en face de la barge. Ces hommes sautèrent à bord, et l'un d'eux, s'approchant de Serge Ladko, qui le regardait faire avec étonnement, demanda:
«Vous êtes bien le nommé Ilia Brusch?
--Oui, répondit le pilote, en fixant sur le questionneur un regard inquiet.
Celui-ci entr'ouvrit son vêtement, afin de montrer une écharpe aux couleurs hongroises, qui lui enserrait la taille.
--Au nom de la loi, je vous arrête,» dit-il en touchant le pilote à l'épaule.
XIII
UNE COMMISSION ROGATOIRE
Karl Dragoch n'avait pas souvenir de s'être occupé, dans tout le cours de sa carrière, d'une affaire aussi fertile en incidents inattendus et ayant autant le caractère du mystère que cette affaire de la bande du Danube. L'incroyable mobilité de l'insaisissable bande, son ubiquité, la soudaineté de ses coups, avaient déjà quelque chose d'insolite. Et voici que son chef, à peine dépisté, devenait introuvable, et semblait se rire des mandats d'amener lancés contre lui dans toutes les directions!
Tout d'abord, on eût été fondé à croire qu'il s'était évaporé. De lui, aucune trace, ni en amont, ni en aval. La police de Budapest, notamment, malgré une surveillance incessante, n'avait rien signalé qui lui ressemblât.