Jules Verne

Les rations lui étaient servies à heure fixe, et jamais, hors de ces instants, on ne pénétrait dans sa prison. Rien n'en aurait même troublé le silence, si, de temps à autre, il n'avait entendu une porte s'ouvrir en face de la sienne. Presque toujours, le bruit de deux voix, celle d'un homme et celle d'une femme, parvenait ensuite jusqu'à lui. Serge Ladko tendait alors l'oreille, et, interrompant son patient travail, il cherchait à mieux discerner ces voix qui remuaient en lui des sensations vagues et profondes.

En dehors de ces incidents, le prisonnier mangeait d'abord, dès le départ de son geôlier, puis il se remettait obstinément à l'oeuvre.

Cinq jours s'étaient écoulés depuis qu'il l'avait commencée, et il en était encore à se demander s'il faisait ou non quelques progrès, quand, à la tombée de la nuit, le soir du 6 septembre, le lien qui encerclait ses poignets se brisa tout à coup.

Le pilote dut refouler le cri de joie qui allait lui échapper. On ouvrait sa porte. Le même homme que chaque jour entrait dans sa cellule et déposait près de lui le repas habituel.

Dès qu'il se retrouva seul, Serge Ladko voulut mouvoir ses membres libérés. Il lui fut d'abord impossible d'y parvenir. Immobilisés pendant toute une longue semaine, ses mains et ses bras étaient comme frappés de paralysie. Peu à peu, cependant, le mouvement leur revint et augmenta graduellement d'amplitude. Après une heure d'efforts, il put exécuter des gestes encore maladroits et délivrer ses jambes à leur tour.

Il était libre. Du moins il avait fait le premier pas vers la liberté. Le second, ce serait de franchir cette fenêtre qu'il était en son pouvoir d'atteindre maintenant, et par laquelle il apercevait l'eau du Danube, sinon la rive invisible dans l'obscurité. Les circonstances étaient favorables. Il faisait dehors un noir d'encre. Bien malin qui le rattraperait par cette nuit sans lune, où l'on ne voyait rien à dix pas. D'ailleurs, on ne reviendrait plus dans sa cellule que le lendemain. Quand on s'apercevrait de son évasion, il serait loin.

Une grave difficulté, plus qu'une difficulté, une impossibilité matérielle l'arrêta à la première tentative. Assez large pour un adolescent souple et svelte, la fenêtre était trop étroite pour livrer passage à un homme dans la force de l'âge et doué d'une aussi respectable carrure que Serge Ladko. Celui-ci, après s'être épuisé en vain, dut reconnaître que l'obstacle était infranchissable et se laissa retomber tout haletant dans sa prison.

Etait-il donc condamné à n'en plus sortir? Un long moment, il contempla le carré de nuit dessiné par l'implacable fenêtre, puis, décidé à de nouveaux efforts, il se dépouilla de ses vêtements et, d'un élan furieux, se lança dans l'ouverture béante, résolu à la franchir coûte que coûte.

Son sang coula, ses os craquèrent, mais une épaule d'abord, un bras ensuite passèrent, et le montant de la fenêtre vint buter contre sa hanche gauche. Malheureusement l'épaule droite avait buté, elle aussi, de telle sorte que tout effort supplémentaire serait évidemment inutile.

Une partie du corps à l'air libre et surplombant le courant, l'autre partie demeurée prisonnière, ses côtes écrasées par la pression, Serge Ladko ne tarda pas à trouver la position intenable. Puisque s'enfuir ainsi était impraticable, il fallait aviser à d'autres moyens. Peut-être, pourrait-il arracher l'un des montants de la fenêtre et agrandir ainsi l'infranchissable ouverture.

Mais, pour cela, il était nécessaire de réintégrer la prison, et Ladko fut obligé de reconnaître l'impossibilité de ce retour en arrière. Il ne lui était permis ni d'avancer, ni de reculer, et, à moins d'appeler à son aide, il était irrémédiablement condamné à rester dans sa cruelle position.

C'est en vain qu'il se débattit. Tout fut inutile. Il s'était lui-même pris au piège par la violence de son élan.

Serge Ladko reprenait haleine, quand un bruit insolite le fit tressaillir. Un nouveau danger se révélait, menaçant. Fait qui ne s'était jamais produit à pareille heure depuis qu'il occupait cette prison, on s'arrêtait à sa porte, une clef cherchait en tâtonnant le trou de la serrure, s'y introduisait enfin...