Jules Verne

Cette filature avait, on s'en souvient, amené jusqu'à proximité de la barge les deux espions, qui, sûrs de connaître l'habitation flottante du policier, s'étaient alors éloignés en projetant de tirer parti de leur découverte. Ces projets, il s'agissait maintenant de les réaliser.

Les trois hommes s'étaient tapis dans l'herbe de la rive, et, de là, ils épiaient Serge Ladko. Celui-ci, poursuivant sa méditation, ignorait leur présence et n'avait aucun soupçon du danger qu'elle lui faisait courir. Le danger était grand, cependant, ces gens en embuscade, trois affiliés de la bande de malfaiteurs qui parcourait alors la région du Danube, n'étant pas de ceux qu'il fait bon rencontrer dans un lieu désert.

De cette bande, Titcha était même un membre important; il pouvait être considéré comme le premier après le chef, dont les exploits valaient au nom du pilote une honteuse célébrité. Quant aux deux autres, Sakmann et Zerlang, simples comparses: des bras, non des têtes.

«C'est lui! murmura Titcha, en arrêtant de la main ses compagnons, dès qu'il découvrit la barge au détour du fleuve.

--Dragoch? interrogea Sakmann.

--Oui.

--Tu en es sûr?

--Absolument.

--Mais tu ne vois pas sa figure, puisqu'il a le dos tourné, objecta Zerlang.

--Ça ne m'avancerait pas à grand'chose de voir sa figure; répondit Titcha. Je ne le connais pas. A peine si je l'ai aperçu à Vienne.

--Dans ce cas!..

--Mais je reconnais parfaitement le bateau, interrompit Titcha, j'ai eu tout le loisir de l'examiner, pendant que Ladko et moi nous étions noyés dans la foule. Je suis certain de ne pas me tromper.

--En route, alors! fit l'un des hommes.

--En route,» approuva Titcha, en dépliant un paquet qu'il tenait sous son bras.

Le pilote continuait à ne pas se douter de la surveillance dont il était l'objet. Il n'avait pas entendu les trois hommes arriver; il ne les entendit pas davantage, lorsqu'ils s'approchèrent en étouffant le bruit de leurs pas dans l'herbe épaisse de la rive. Perdu dans son rêve, il laissait sa pensée fuir avec le courant vers Natcha et vers le pays.

Tout à coup une multitude d'inextricables liens s'enroulèrent à la fois autour de lui, l'aveuglant, le paralysant, l'étouffant.

Redressé d'une secousse, il se débattait instinctivement et s'épuisait en vains efforts, quand un choc violent sur le crâne le jeta tout étourdi dans le fond de la barge. Pas si vite, cependant, qu'il n'ait eu le temps de se voir prisonnier des mailles de l'un de ces vastes filets désignés sous le nom d'éperviers, dont lui-même avait usé plus d'une fois pour capturer le poisson.

Lorsque Serge Ladko sortit de ce demi-évanouissement, il n'était plus enveloppé du filet à l'aide duquel on l'avait réduit à l'impuissance. Par contre, étroitement ligotté par les multiples tours d'une corde solide, il n'aurait pu faire le plus petit mouvement; un bâillon eût au besoin étouffé ses cris, un impénétrable bandeau lui enlevait l'usage de la vue.

La première sensation de Serge Ladko, en revenant à la vie, fut celle d'un véritable ahurissement. Que lui était-il arrivé? Que signifiait cette inexplicable attaque, et que voulait-on faire de lui? A tout prendre, il avait lieu de se rassurer dans une certaine mesure. Si l'on avait eu l'intention de le tuer, c'eût été chose faite. Puisqu'il était encore de ce monde, c'est qu'on n'en voulait pas à sa vie, et que ses agresseurs, quels qu'ils fussent, n'avaient d'autre intention que de s'emparer de sa personne.

Mais pourquoi, dans quel but s'emparer de sa personne?

A cette question, il était malaisé de répondre. Des voleurs?.. Ils n'eussent pas pris la peine de ficeler leur victime avec un tel luxe de précautions, quand un coup de couteau les eût servis plus rapidement et plus sûrement. D'ailleurs, combien misérables les voleurs que le contenu de la pauvre barge eût été capable de tenter!

Une vengeance?.. Impossibilité plus grande encore. Ilia Brusch n'avait pas d'ennemis. Les seuls ennemis de Ladko, les Turcs, ne pouvaient soupçonner que le patriote bulgare se cachât sous le nom du pêcheur, et, quand bien même ils en auraient été informés, il n'était pas un personnage si considérable qu'ils se fussent risqués à cet acte de violence si loin de la frontière, en plein coeur de l'Empire d'Autriche. Au surplus, des Turcs l'eussent supprimé, eux aussi, plus certainement encore que de simples voleurs.