Jules Verne

Karl Dragoch heurta rudement la porte.

«Au nom de la loi! prononça Dragoch lorsqu'il vit apparaître à sa fenêtre l'aubergiste, dont il était écrit que le sommeil serait troublé ce jour-là.

--Au nom de la loi!.. répéta l'aubergiste, épouvanté en voyant sa demeure cernée par cette troupe nombreuse. Qu'ai-je donc fait?

--Descends, et l'on te le dira... Mais surtout ne tarde pas trop,» répliqua Dragoch d'une voix impatiente.

Quand l'aubergiste, à demi vêtu, eut ouvert sa porte, le policier procéda à un rapide interrogatoire. Une charrette était-elle venue ici dans la matinée? Combien d'hommes la conduisaient? S'était-elle arrêtée? Était-elle repartie? De quel côté s'était-elle dirigée?

Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, une charrette conduite par deux hommes était venue à l'auberge de bon matin. Elle y avait séjourné jusqu'au soir, et n'était repartie qu'après la venue d'un troisième personnage attendu par les deux charretiers. La demie de neuf heures avait déjà sonné, quand elle s'était éloignée dans la direction de Saint-André.

«De Saint-André? insista Karl Dragoch. Tu en es sûr?

--Sûr, affirma l'aubergiste.

--On te l'a dit, ou tu l'as vu?

--Je l'ai vu.

--Hum!.. murmura Karl Dragoch, qui ajouta: C'est bon. Remonte te coucher maintenant, mon brave, et tiens ta langue.»

L'aubergiste ne se le fit pas dire deux fois. La porte se referma, et l'escouade de police demeura seule sur la route.

«Un instant!» commanda Karl Dragoch à ses hommes qui restèrent immobiles, tandis que lui-même, muni d'un fanal, examinait minutieusement le sol.

D'abord, il ne remarqua rien de suspect, mais il n'en fut pas ainsi quand, ayant traversé la route, il en eut atteint le bas côté. En cet endroit, la terre moins foulée par le passage des véhicules, et, d'ailleurs, moins solidement empierrée, avait conservé plus de plasticité. Du premier regard, Karl Dragoch découvrit l'empreinte d'un sabot auquel un clou manquait, et constata que le cheval, propriétaire de cette ferrure incomplète, se dirigeait non pas vers Saint-André, ni vers Gran, mais directement vers le fleuve, par le chemin du Nord. C'est donc par ce chemin que Dragoch s'avança à son tour à la tête de ses hommes.

Trois kilomètres environ avaient été franchis sans incident à travers un pays complètement désert, quand, sur la gauche de la route, le hennissement d'un cheval retentit. Retenant ses hommes du geste, Karl Dragoch s'avança jusqu'à la lisière d'un petit bois qu'on distinguait confusément dans l'ombre.

«Qui est là?..» héla-t-il d'une voix forte.

Nulle réponse n'étant faite à sa question, un des agents, sur son ordre, alluma une torche de résine. Sa flamme fuligineuse brilla d'un vif éclat dans cette nuit sans lune, mais sa lumière mourait à quelques pas, impuissante à percer l'obscurité rendue plus épaisse encore par le feuillage des arbres.

«En avant!» commanda Dragoch, en pénétrant dans le fourré à la tête de l'escouade.

Mais le fourré avait des défenseurs. A peine en avait-on dépassé la lisière, qu'une voix impérieuse prononça:

«Un pas de plus, et nous faisons feu!»

Cette menace n'était pas pour arrêter Karl Dragoch, d'autant plus qu'à la vague lueur de la torche, il lui avait semblé apercevoir une masse immobile, celle d'une charrette sans doute, autour de laquelle se groupaient une troupe d'hommes, dont il n'avait pu reconnaître le nombre.

«En avant!» commanda-t-il de nouveau.

Obéissant à cet ordre, l'escouade de police continua sa marche fort incertaine dans ce bois inconnu. La difficulté ne tarda pas à s'aggraver. Tout à coup, la torche fut arrachée des mains de l'agent qui la portait. L'obscurité redevint profonde.

«Maladroit!.. gronda Dragoch. De la lumière, Frantz!.. De la lumière!..»

Son dépit était d'autant plus vif qu'au dernier éclat jeté par la torche en s'éteignant, il avait cru voir la charrette commencer un mouvement de retraite et s'éloigner sous les arbres. Malheureusement, il ne pouvait être question de lui donner la chasse. C'est une vivante muraille que l'escouade de police rencontrait devant elle.