Jules Verne

--C'est suffisant. Écoute-moi bien. Il faut faire table rase de ce que nous avons dit ce matin. Je change mon plan, car, plus je vais, plus j'ai le pressentiment que l'affaire arrivera près de l'endroit, quel qu'il soit, où je serai moi-même.

--Où vous serez?... Je ne comprends pas.

--C'est inutile. Tu échelonneras tes hommes, deux par deux, sur la rive gauche du Danube de cinq en cinq kilomètres, en commençant à vingt kilomètres au delà de Presbourg. Leur mission unique sera de me surveiller. Aussitôt que le dernier échelon m'aura aperçu, les deux hommes qui le composent se hâteront d'aller cinq kilomètres en avant du premier, et ainsi de suite. C'est compris?... Qu'ils ne me manquent pas surtout!

--Et moi? interrogea Ulhmann.

--Toi, tu t'arrangeras pour ne pas me perdre de vue. Comme je suis dans une barque, au beau milieu du fleuve, ce n'est pas très difficile... Pour tes hommes, qu'ils prennent, bien entendu, en montant leur faction, tous les renseignements possibles. En cas de besoin, le poste informé d'un événement grave avisera les autres, dont il sera le point de concentration.

--Compris.

--Qu'on se mette en route dès ce soir, et que demain je trouve tes hommes à leur poste.

--Ils y seront,» dit Ulhmann.

Par deux et trois fois Karl Dragoch exposa son plan, sans se lasser, jusqu'au moment où, certain d'avoir été parfaitement saisi par son subordonné, il se décida, l'heure avançant, à regagner la barge.

Dans le petit café, de l'autre côté de la place, les deux promeneurs du Prater n'avaient pas interrompu leur espionnage. Ils avaient vu Dragoch sortir, sans en soupçonner la raison, Ilia Brusch n'ayant pas plus attiré leur attention que ne l'aurait fait tout autre passant. Leur premier mouvement avait été de se lancer à sa poursuite, mais la présence de Friedrich Ulhmann les en avait empêchés. Rassurés, d'ailleurs, par l'attente de celui-ci, ils avaient eux-mêmes attendu, convaincus qu'ils ne tarderaient pas à voir revenir Karl Dragoch.

Le retour du détective prouva qu'ils avaient justement raisonné, et, quand le détective disparut avec Ulhmann dans l'intérieur du café, ils restèrent aux aguets, jusqu'au moment où se séparèrent le chef de police et son subordonné.

Laissant ce dernier remonter vers le centre, les deux acolytes s'attachèrent de nouveau à Karl Dragoch, et redescendirent à sa suite la Haupt-Allée, qu'ils avaient suivie le matin même en sens contraire. Après trois quarts d'heure de marche, ils s'arrêtèrent. La ligne d'arbres bordant la berge du Danube apparaissait alors. Il ne pouvait être douteux que Dragoch regagnât son embarcation.

«Inutile d'aller plus loin, dit le plus jeune. Nous sommes fixés, maintenant. Ilia Brusch et Karl Dragoch sont bien le même homme. La démonstration est faite, et, en le suivant plus longtemps, nous risquerions d'être remarqués à notre tour.

--Qu'allons-nous faire? demanda son compagnon à carrure de lutteur.

--Nous en causerons, répondit l'autre. J'ai une idée.»

Pendant que les deux inconnus s'occupaient si fort de sa personne, et élaboraient, en s'éloignant vers le Prater Stern, des plans dont l'exécution ne devait pas être beaucoup différée, Karl Dragoch réintégrait la barge, sans se douter de l'espionnage dont il avait été l'objet au cours de cette journée. Il y trouva Ilia Brusch, fort affairé à préparer le dîner, que les deux compagnons, une heure plus tard, partagèrent comme de coutume, à cheval sur l'un des bancs.

«Eh bien, monsieur Jaeger, êtes-vous content de votre promenade? demanda Ilia Brusch, quand les pipes commencèrent à répandre leurs nuages de fumée.

--Enchanté, répondit Karl Dragoch. Et vous, monsieur Brusch, n'avez-vous pas changé d'avis, et ne vous êtes-vous pas décidé à parcourir un peu la ville de Vienne?.. A y faire quelque visite, peut-être?

--Que non pas, monsieur Jaeger, affirma Ilia Brusch. Je ne connais personne ici, moi. Depuis que vous êtes parti, je n'ai pas mis le pied à terre.

--Vraiment!

--C'est ainsi. Je n'ai pas quitté le bord, où j'avais d'ailleurs assez de travail pour m'occuper jusqu'au soir.»

Karl Dragoch ne répliqua pas.