C'est pourquoi deux promeneurs, attirés par le rassemblement qui comptait encore une centaine de personnes, n'aperçurent que Karl Dragoch, solitairement assis au-dessous de la banderolle qui annonçait _urbi et orbi_ le nom et la qualité du lauréat de la Ligue Danubienne. L'un de ces nouveaux venus était un grand gaillard de trente ans environ, large d'épaules, chevelure et barbe blondes, de ce blond slave qui semble l'apanage de la race; l'autre, d'aspect robuste aussi, et remarquable par l'insolite carrure de ses épaules, était plus âgé, et ses cheveux grisonnants montraient qu'il avait dépassé la quarantaine.
Au premier regard que le plus jeune de ces personnages jeta vers la barge, il tressaillit et fit un rapide mouvement de recul, en entraînant son compagnon en arrière.
« C'est lui, dit-il, d'une voix étouffée, dès qu'ils furent sortis de la foule.
--Tu crois?
--Sûr! Tu ne l'as donc pas reconnu?
--Comment l'aurais-je reconnu? Je ne l'ai jamais vu.
Un instant de silence suivit. Les deux interlocuteurs réfléchissaient.
--Il est seul dans la barque? demanda le plus âgé.
--Tout seul.
--Et c'est bien la barque d'Ilia Brusch?
--Pas d'erreur possible. Le nom est inscrit sur la banderolle.
--C'est à n'y rien comprendre.
Après un nouveau silence, ce fut le plus jeune qui reprit:
--Ce serait donc lui qui fait ce voyage à grand orchestre sous le nom d'Ilia Brusch?
--Dans quel but?
Le personnage à la barbe blonde haussa les épaules.
--Dans le but de parcourir le Danube incognito, c'est clair.
--Diable! fit son compagnon grisonnant.
--Ça ne m'étonnerait pas, dit l'autre. C'est un malin, Dragoch, et son coup aurait parfaitement réussi, sans le hasard qui nous a fait passer par ici.
Le plus âgé des deux interlocuteurs paraissait mal convaincu.
--C'est du roman, murmura-t-il entre ses dents.
--Tout à fait, Titcha, tout à fait, approuva son compagnon, mais Dragoch aime assez les moyens romanesques. Nous tirerons, d'ailleurs, la chose au clair. On disait autour de nous que la barge resterait à Vienne demain toute la journée. Nous n'aurons qu'à revenir. Si Dragoch est toujours là, c'est que c'est bien lui qui est entré dans la peau d'Ilia Brusch.
--Dans ce cas, demanda Titcha, que ferons-nous?
Son interlocuteur ne répondit pas tout de suite.
--Nous aviserons, » dit-il.
Tous deux s'éloignèrent du côté de la ville, laissant la barge entourée d'un public de plus en plus clairsemé. La nuit s'écoula paisiblement pour Ilia Brusch et son passager. Quand celui-ci sortit de la cabine, il trouva le premier en train de faire subir à ses engins de pêche une révision générale.
« Beau temps, monsieur Brusch, dit Karl Dragoch en manière de bonjour.
--Beau temps, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch.
--Ne comptez-vous pas en profiter, monsieur Brusch, pour visiter la ville?
--Ma foi non, monsieur Jaeger. Je ne suis pas curieux de mon naturel, et j'ai ici de quoi m'occuper toute la journée. Après deux semaines de navigation, ce n'est pas du luxe de remettre un peu d'ordre.
--A votre aise, monsieur Brusch. Pour moi, je n'imiterai pas votre indifférence et je compte rester à terre jusqu'au soir.
--Et bien vous ferez, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch, puisque c'est à Vienne que vous demeurez. Peut-être avez-vous de la famille qui ne sera pas fâchée de vous voir.
--C'est une erreur, monsieur Brusch, je suis garçon.
--Tant pis, monsieur Jaeger, tant pis. On n'est pas trop de deux pour porter le fardeau de la vie.
Karl Dragoch se mit à rire.
--Fichtre! monsieur Brusch, vous n'êtes pas gai, ce matin.
--On a ses jours, monsieur Jaeger, répondit le pêcheur. Mais que cela ne vous empêche pas de vous amuser le mieux possible.
--Je tâcherai, monsieur Brusch, » répondit Karl Dragoch en s'éloignant.
A travers le Prater, il alla rejoindre la Haupt-Allée, rendez-vous des élégances viennoises pendant la saison. Mais, à cette époque de l'année, et à cette heure, la Haupt-Allée était presque déserte et il put hâter le pas sans être gêné par la foule.