Jules Verne

Serge Ladko, les ayant examinées avec sa longue-vue, reconnut que l'une d'elles était celle d'un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le secours qu'il devait attendre avec impatience. Le moment d'intervenir était arrivé.

La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland.

« Oh! du chaland!... héla Serge Ladko quand il fut à portée de la voix.

--Oh!... lui fut-il répondu.

Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c'était Ivan Striga.

Quelle fureur gronda dans le coeur de Serge Ladko, lorsqu'il aperçut cet ennemi acharné de son bonheur, le lâche qui, depuis tant de mois, tenait Natcha en son pouvoir!

Mais il s'attendait à cette rencontre qu'il avait cherchée. Il y était préparé. Sa fureur, il la renferma en lui-même, et, se faisant violence:

--Vous n'auriez pas besoin d'un pilote? demanda-t-il d'une voix calme.

Au lieu de répondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considéra un long instant celui qui l'interpellait. A vrai dire, d'un seul regard il avait été fixé sur la personnalité du nouveau venu. Mais, qu'il eût devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et, on peut le dire, si inespéré, qu'il hésitait devant l'évidence.

--N'êtes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk? interrogea-t-il à son tour.

--C'est bien moi, répondit le pilote.

--Ne me reconnaissez-vous pas?

--Il faudrait donc être aveugle, répliqua Serge Ladko. Je vous reconnais parfaitement, Ivan Striga.

--Et vous me faites vos offres de service?

--Pourquoi pas? je suis pilote, déclara froidement Serge Ladko.

Striga balança un instant. Que celui qu'il haïssait le plus au monde vint ainsi bénévolement se mettre à sa merci, c'était trop beau. Cela ne cachait-il pas un piège?... Mais quel danger pouvait faire courir un homme seul à un équipage nombreux et résolu? Qu'il conduisit le chaland jusqu'à la mer, puisqu'il avait la sottise de le proposer! Une fois en mer, par exemple!...

--Embarque! conclut le pirate, la bouche déformée par un rictus cruel que vit distinctement Serge Ladko.

Celui-ci ne se fit pas répéter l'invitation. Sa barge accosta le chaland, à bord duquel il monta. Striga s'avança au-devant de lui.

--Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous rencontrer aux bouches du Danube?

Le pilote garda le silence.

--On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez disparu de Roustchouk.

Cette insinuation n'obtint pas plus de succès que la précédente.

--Qu'étiez-vous devenu? interrogea Striga sans se décourager.

--Je n'ai pas quitté le voisinage de la mer, répondit enfin Serge Ladko.

--Si loin de Roustchouk! s'exclama Striga.

Serge Ladko fronça les sourcils. Cet interrogatoire commençait à l'exaspérer. Suivant la ligne de conduite qu'il s'était tracée, il refréna toutefois son impatience et expliqua posément:

--Les périodes troublées ne sont pas favorables aux affaires.

Striga le considéra d'un oeil narquois.

--Et l'on vous disait patriote! s'écria-t-il avec ironie.

--Je ne fais plus de politique, dit sèchement Serge Ladko.

A ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant avait fait éviter à l'arrière du chaland. Il tressaillit violemment. Il ne pouvait se tromper. C'était bien cette barge, dont il s'était servi lui-même pendant huit jours, et qu'il avait retrouvée amarrée au quai de Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il prétendait ne pas avoir quitté le delta du Danube?

--Depuis que vous avez quitté Roustchouk, vous ne vous êtes pas éloigné de ces parages? insista Striga en scrutant de l'oeil son interlocuteur.

--Non, répondit Serge Ladko.

--Vous m'étonnez, fit Striga.

--Pourquoi? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs?

--Vous, non. Mais cette embarcation... Je jurerais l'avoir vue sur le haut fleuve.

--C'est bien possible, répondit Serge Ladko avec indifférence. Je l'ai achetée, il y a trois jours, d'un homme qui disait arriver de Vienne.

--Comment était cet homme? demanda vivement Striga dont les soupçons évoluaient vers Karl Dragoch.