Chacun d'eux, indépendamment de ses couvertures de laine, avait une peau de buffle qui le protégeait contre le froid; mais, dès qu'il essayait de mettre le bras à l'air, il éprouvait une douleur telle qu'il lui fallait le rentrer aussitôt.
Cependant, Louis Cornbutte ayant allumé le poêle, Penellan, Misonne, André Vasling sortirent de leur lit et vinrent s'accroupir autour du feu. Penellan prépara du café brûlant, et leur rendit quelque force, ainsi qu'à Marie, qui vint partager leur repas.
Louis Cornbutte s'approcha alors du lit de son père qui était presque sans mouvement et dont les jambes étaient brisées par la maladie. Le vieux marin murmurait quelques mots sans suite, qui déchiraient le coeur de son fils.
«Louis! disait-il, je vais mourir!... Oh! que je souffre!... Sauve-moi!»
Louis Cornbutte prit une résolution décisive. Il revint vers le second et lui dit, en se contenant à peine:
«Savez-vous où sont les citrons, Vasling?
--Dans la cambuse, je suppose, reprit le second sans se déranger.
--Vous savez bien qu'ils n'y sont plus, puisque vous les avez volés!
--Vous êtes le maître, Louis Cornbutte, répondit ironiquement André Vasling, et il vous est permis de tout dire et de tout faire!
--Par pitié, Vasling, mon père se meurt! Vous pouvez le sauver! Répondez!
--Je n'ai rien à répondre, répondit André Vasling.
--Misérable! s'écria Penellan en se jetant sur le second, son coutelas à la main.
--À moi, les miens!» s'écria André Vasling en reculant.
Aupic et les deux matelots norvégiens sautèrent à bas de leur lit et se rangèrent derrière lui. Misonne, Turquiette, Penellan et Louis se préparèrent à se défendre. Pierre Nouquet et Gradlin, quoique bien souffrants, se levèrent pour les seconder.
«Vous êtes encore trop forts pour nous! dit alors André Vasling Nous ne voulons nous battre qu'à coup sûr!»
Les marins étaient si affaiblis, qu'ils n'osèrent pas se précipiter sur ces quatre misérables, car, en cas d'échec, ils eussent été perdus.
«André Vasling, dit Louis Cornbutte d'une voix sombre, si mon père meurt, tu l'auras tué, et moi je te tuerai comme un chien!»
André Vasling et ses complices se retirèrent à l'autre bout du logement et ne répondirent pas.
Il fallut alors renouveler la provision de bois, et, malgré le froid, Louis Cornbutte monta sur le pont et se mit à couper une partie des bastingages du brick, mais il fut forcé de rentrer au bout d'un quart d'heure, car il risquait de tomber foudroyé par le froid. En passant, il jeta un coup d'oeil sur le thermomètre extérieur et vit le mercure gelé. Le froid avait donc dépassé quarante-deux degrés au-dessous de zéro. Le temps était sec et clair, et le vent soufflait du nord.
Le 26, le vent changea, il vint du nord-est, et le thermomètre marqua extérieurement trente-cinq degrés. Jean Cornbutte était à l'agonie, et son fils avait cherché vainement quelque remède à ses douleurs. Ce jour-là, cependant, se jetant à l'improviste sur André Vasling, il parvint à lui arracher un citron que celui-ci s'apprêtait à sucer. André Vasling ne fit pas un pas pour le reprendre. Il semblait qu'il attendît l'occasion d'accomplir ses odieux projets.
Le jus de ce citron rendît quelque force à Jean Cornbutte, mais il aurait fallu continuer ce remède. La jeune fille alla supplier à genoux André Vasling, qui ne lui répondit pas, et Penellan entendit bientôt le misérable dire à ses compagnons:
«Le vieux est moribond! Gervique, Gradlin et Pierre Nouquet ne valent guère mieux! Les autres perdent leur force de jour en jour! Le moment approche où leur vie nous appartiendra!»
Il fut alors résolu entre Louis Cornbutte et ses compagnons de ne plus attendre et de profiter du peu de force qui leur restait. Ils résolurent d'agir dans la nuit suivante et de tuer ces misérables pour n'être pas tués par eux.
La température s'était élevée un peu. Louis Cornbutte se hasarda à sortir avec son fusil pour rapporter quelque gibier.
Il s'écarta d'environ trois milles du navire, et, souvent trompé par des effets de mirage ou de réfraction, il s'éloigna plus loin qu'il ne voulait.