Jules Verne

Il fallait donc chercher quelque autre crique, mais ce fut en vain que Jean Cornbutte s'avança vers le nord. La côte restait droite et abrupte sur une grande longueur, et, au delà de la pointe, elle se trouvait directement exposée aux coups de vent de l'est. Cette circonstance déconcerta le capitaine, d'autant plus qu'André Vasling fit valoir combien la situation était mauvaise en s'appuyant sur des raisons péremptoires. Penellan eut beaucoup de peine à se prouver à lui-même que, dans cette conjecture, tout fût pour le mieux.

Le brick n'avait donc plus que la chance de trouver un lieu d'hivernage sur la partie méridionale de la côte. C'était revenir sur ses pas, mais il n'y avait pas à hésiter. La petite troupe reprit donc le chemin du navire, et marcha rapidement, car les vivres commençaient à manquer. Jean Cornbutte chercha, tout le long de la route, quelque passe qui fût praticable, ou au moins quelque fissure qui permit de creuser un canal à travers la plaine de glace, mais en vain.

Vers le soir, les marins arrivèrent près du glaçon où ils avaient campé pendant l'autre nuit. La journée s'était passée sans neige, et ils purent encore reconnaître l'empreinte de leurs corps sur la glace. Tout était donc disposé pour leur coucher, et ils s'étendirent sur leur peau de buffle.

Penellan, très-contrarié de l'insuccès de son exploration, dormait assez mal, quand, dans un moment d'insomnie, son attention fut attirée par un roulement sourd. Il prêta attentivement l'oreille à ce bruit, et ce roulement lui parut tellement étrange, qu'il poussa du coude Jean Cornbutte.

«Qu'est-ce que c'est? demanda celui-ci, qui, suivant l'habitude du marin, eut l'intelligence aussi rapidement éveillée que le corps.

--Écoutez, capitaine!» répondit Penellan.

Le bruit augmentait avec une violence sensible.

«Ce ne peut être le tonnerre sous une latitude si élevée! dit Jean Cornbutte en se levant.

--Je crois que nous avons plutôt affaire à une bande d'ours blancs! répondit Penellan.

--Diable! nous n'en avons pas encore aperçu, cependant.

--Un peu plus tôt, un peu plus tard, répondit Penellan, nous devons nous attendre à leur visite. Commençons donc par les bien recevoir.»

Penellan, armé d'un fusil, gravit lestement le bloc qui les abritait. L'obscurité étant fort épaisse et le temps couvert, il ne put rien découvrir; mais un incident nouveau lui prouva bientôt que la cause de ce bruit ne venait pas des environs. Jean Cornbutte le rejoignit, et ils remarquèrent avec effroi que ce roulement, dont l'intensité réveilla leurs compagnons, se produisait sous leurs pieds.

Un péril d'une nouvelle sorte venait les menacer. À ce bruit, qui ressembla bientôt aux éclats du tonnerre, se joignit un mouvement d'ondulation très-prononcé du champ de glaces. Plusieurs matelots perdirent l'équilibre et tombèrent.

«Attention! cria Penellan.

--Oui! lui répondit-on.

--Turquiette! Gradlin! Ou êtes-vous?

--Me voici! répondit Turquiette, secouant la neige dont il était couvert.

--Par ici, Vasling, cria Jean Cornbutte au second. Et Gradlin?

--Présent, capitaine!... Mais nous sommes perdus! s'écria Gradlin avec effroi.

--Eh non! fit Penellan. Nous sommes peut-être sauvés!»

À peine achevait-il ces mots, qu'un craquement effroyable se fit entendre. La plaine de glace se brisa tout entière, et les matelots durent se cramponner au bloc qui oscillait auprès d'eux. En dépit des paroles du timonier, ils se trouvaient dans une position excessivement périlleuse, car un tremblement venait de se produire. Les glaçons venaient «de lever l'ancre», suivant l'expression des marins. Ce mouvement dura près de deux minutes, et il était à craindre qu'une crevasse ne s'ouvrit sous les pieds même des malheureux matelots! Aussi attendirent-ils le jour au milieu de transes continuelles, car ils ne pouvaient, sous peine de périr, se hasarder à faire un pas, et ils demeurèrent étendus tout de leur long pour éviter d'être engloutis.

Aux premières lueurs du jour, un tableau tout différent s'offrit à leurs yeux.