Jules Verne

Marie descendit dans sa cabine, et, sur l'ordre du capitaine, les huit hommes de l'équipage durent rester sur le pont. Ils étaient armés de longues gaffes garnies de pointes de fer, pour préserver le navire du choc des glaces.

_La Jeune-Hardie_ entra bientôt dans une passe si étroite, que souvent l'extrémité de ses vergues fut froissée par les montagnes en dérive, et que ses bouts-dehors durent être rentrés. On fut même obligé d'orienter la grande vergue à toucher les haubans. Heureusement, cette mesure ne fit rien perdre au brick de sa vitesse, car le vent ne pouvait atteindre que les voiles supérieures, et celles-ci suffirent à le pousser rapidement. Grâce à la finesse de sa coque, il s'enfonça dans ces vallées qu'emplissaient des tourbillons de pluie, tandis que les glaçons s'entrechoquaient avec de sinistres craquements.

Jean Cornbutte redescendit sur le pont. Ses regards ne pouvaient percer les ténèbres environnantes. Il devint nécessaire de carguer les voiles hautes, car le navire menaçait de toucher, et, dans ce cas, il eût été perdu.

«Maudit voyage! grommelait André Vasling au milieu des matelots de l'avant, qui, la gaffe en main, évitaient les chocs les plus menaçants.

--Le fait est que si nous en échappons, nous devrons une belle chandelle à Notre-Dame des Glaces! répondit Aupic.

--Qui sait ce qu'il y a de montagnes flottantes à traverser encore? ajouta le second.

--Et qui se doute de ce que nous trouverons derrière? reprit le matelot.

--Ne cause donc pas tant, bavard, dit Gervique, et veille à ton bord. Quand nous serons passés, il sera temps de grogner! Gare à ta gaffe!»

En ce moment, un énorme bloc de glace, engagé dans l'étroite passe que suivait _la Jeune-Hardie_, filait rapidement à contre-bord, et il parut impossible de l'éviter, car elle barrait toute la largeur du chenal, et le brick se trouvait dans l'impossibilité de virer.

«Sens-tu la barre? demanda Jean Cornbutte à Penellan.

--Non, capitaine! Le navire ne gouverne plus!

--Ohé! garçons, cria le capitaine à son équipage, n'ayez pas peur, et arcboutez solidement vos gaffes contre le plat-bord!»

Le bloc avait soixante pieds de haut à peu près, et s'il se jetait sur le brick, le brick était broyé. Il y eut un indéfinissable moment d'angoisse, et l'équipage reflua vers l'arrière, abandonnant son poste, malgré les ordres du capitaine.

Mais au moment où ce bloc n'était plus qu'à une demi-encablure de _la Jeune Hardie_, un bruit sourd se fit entendre, et une véritable trombe d'eau tomba d'abord sur l'avant du navire, qui s'éleva ensuite sur le dos d'une vague énorme.

Un cri de terreur fut jeté par tous les matelots; mais quand leurs regards se portèrent vers l'avant, le bloc avait disparu, la passe était libre, et au delà, une immense plaine d'eau, éclairée par les derniers rayons du jour, assurait une facile navigation.

«Tout est pour le mieux! s'écria Penellan. Orientons nos huniers et notre misaine!»

Un phénomène, très-commun dans ces parages, venait de se produire. Lorsque ces masses flottantes se détachent les unes des autres à l'époque du dégel, elles voguent dans un équilibre parfait; mais en arrivant dans l'Océan, où l'eau est relativement plus chaude, elles ne tardent pas à se miner à leur base, qui se fond peu à peu et qui d'ailleurs est ébranlée par le choc des autres glaçons. Il vient donc un moment où le centre de gravité de ces masses se trouve déplacé, et alors elles culbutent entièrement. Seulement, si ce bloc se fût retourné deux minutes plus tard, il se précipitait sur le brick et l'effondrait dans sa chute.

V

L'ÎLE LIVERPOOL

Le brick voguait alors dans une mer presque entièrement libre. À l'horizon seulement, une lueur blanchâtre, sans mouvement cette fois, indiquait la présence de plaines immobiles.

Jean Cornbutte se dirigeait toujours sur le cap Brewster, et s'approchait déjà des régions où la température est excessivement froide, car les rayons du soleil n'y arrivent que très-affaiblis par leur obliquité.

Le 3 août, le brick se retrouva en présence de glaces immobiles et unies entre elles.