Jules Verne

Ma pauvre Marie, voici la dernière soirée que nous passerons ensemble!

--Mon oncle, s'écria Marie en tombant dans les bras de Jean Cornbutte.

--Marie! Dieu aidant, je te ramènerai ton fiancé!

--Oui, nous retrouverons Louis! ajouta André Vasling.

--Vous êtes donc des nôtres? demanda vivement Penellan.

--Oui, Penellan, André Vasling sera mon second, répondit Jean Cornbutte.

--Oh! oh! fit le Breton d'un air singulier.

--Et ses conseils nous seront utiles, car il est habile et entreprenant.

--Mais vous-même, capitaine, répondit André Vasling, vous nous en remontrerez à tous, car il y a encore en vous autant de vigueur que de savoir.

--Eh bien, mes amis, à demain. Rendez-vous à bord et prenez les dernières dispositions. Au revoir, André, au revoir, Penellan!»

Le second et le matelot sortirent ensemble. Jean Cornbutte et Marie demeurèrent en présence l'un de l'autre. Bien des larmes furent répandues pendant cette triste soirée. Jean Cornbutte, voyant Marie si désolée, résolut de brusquer la séparation en quittant le lendemain la maison sans la prévenir. Aussi, ce soir-là même, lui donna-t-il son dernier baiser, et à trois heures du matin il fut sur pied.

Ce départ avait attiré sur l'estacade tous les amis du vieux marin. Le curé, qui devait bénir l'union de Marie et de Louis, vint donner une dernière bénédiction au navire. De rudes poignées de main furent silencieusement échangées, et Jean Cornbutte monta à bord.

L'équipage était au complet. André Vasling donna les derniers ordres. Les voiles furent larguées, et le brick s'éloigna rapidement par une bonne brise de nord-ouest, tandis que le curé, debout au milieu des spectateurs agenouillés, remettait ce navire entre les mains de Dieu.

Où va ce navire? Il suit la route périlleuse sur laquelle se sont perdus tant de naufragés! Il n'a pas de destination certaine! Il doit s'attendre à tous les périls, et savoir les braver sans hésitation! Dieu seul sait où il lui sera donné d'aborder! Dieu le conduise!

III

LUEUR D'ESPOIR

À cette époque de l'année, la saison était favorable, et l'équipage put espérer arriver promptement sur le lieu du naufrage.

Le plan de Jean Cornbutte se trouvait naturellement tracé. Il comptait relâcher aux îles Feroë, où le vent du nord pouvait avoir porté les naufragés; puis, s'il acquérait la certitude qu'ils n'avaient été recueillis dans aucun port de ces parages, il devait porter ses recherches au delà de la mer du Nord, fouiller toute la côte occidentale de la Norwége, jusqu'à Bodoë, le lieu le plus rapproché du naufrage, et au delà, s'il le fallait.

André Vasling pensait, contrairement à l'avis du capitaine, que les côtes de l'Islande devaient plutôt être explorées; mais Penellan fit observer que, lors de la catastrophe, la bourrasque venait de l'ouest; ce qui, tout en donnant l'espoir que les malheureux n'avaient pas été entraînés vers le gouffre du Maëlstrom, permettait de supposer qu'ils s'étaient jetés à la côte de Norwége.

Il fut donc résolu que l'on suivrait ce littoral d'aussi près que possible, afin de reconnaître quelques traces de leur passage.

Le lendemain du départ, Jean Cornbutte, la tête penchée sur une carte, était abîmé dans ses réflexions, quand une petite main s'appuya sur son épaule, et une douce voix lui dit à l'oreille:

«Ayez bon courage, mon oncle!»

Il se retourna et demeura stupéfait. Marie l'entourait de ses bras.

«Marie! ma fille à bord! s'écria-t-il.

--La femme peut bien aller chercher son mari, quand le père s'embarque pour sauver son enfant!

--Malheureuse Marie! Comment supporteras-tu nos fatigues? Sais-tu bien que ta présence peut nuire à nos recherches?

--Non, mon oncle, car je suis forte!

--Qui sait où nous serons entraînés, Marie! Vois cette carte! Nous approchons de ces parages si dangereux, même pour nous autres marins, endurcis à toutes les fatigues de la mer! Et toi, faible enfant!

--Mais, mon oncle, je suis d'une famille de marins! Je suis faite aux récits de combats et de tempêtes! Je suis près de vous et de mon vieil ami Penellan!

--Penellan! C'est lui qui t'a cachée à bord!

--Oui, mon oncle, mais seulement quand il a vu que j'étais décidée à le faire sans son aide.