Jules Verne

De plus, la perméabilité du tissu faisait peu à peu dégonfler l'aérostat, et au bout d'une heure et demie les voyageurs s'aperçurent qu'ils descendaient.

«--Que faire? dit Jefferies.

«--Nous ne sommes qu'aux trois quarts du chemin, répondit Blanchard, et peu élevés! En montant, nous rencontrerons peut-être des vents plus favorables.

«--Jetons le reste du sable!»

«Le ballon reprit un peu de force ascensionnelle, mais il ne tarda pas à redescendre. Vers la moitié du voyage, les aéronautes se débarrassèrent de livres et d'outils. Un quart d'heure après, Blanchard dit à Jefferies:

«--Le baromètre?

«--Il monte! Nous sommes perdus, et cependant voilà les côtes de France!»

«Un grand bruit se fit entendre.

«--Le ballon est déchiré? dit Jefferies. «--Non! la perte du gaz a dégonflé la partie inférieure du ballon! Mais nous descendons toujours! Nous sommes perdus! En bas toutes les choses inutiles!»

«Les provisions de bouche, les rames et le gouvernail furent jetés à la mer. Les aéronautes n'étaient plus qu'à cent mètres de hauteur.

«--Nous remontons, dit le docteur.

«--Non, c'est l'élan causé par la diminution du poids! Et pas un navire en vue, pas une barque à l'horizon! À la mer nos vêtements!»

«Les malheureux se dépouillèrent, mais le ballon descendait toujours!

«--Blanchard, dit Jefferies, vous deviez faire seul ce voyage; vous avez consenti à me prendre; je me dévouerai! Je vais me jeter à l'eau, et le ballon soulagé remontera!

«--Non, non! c'est affreux!»

«Le ballon se dégonflait de plus en plus, et sa concavité, faisant parachute, resserrait le gaz contre les parois et en augmentait la fuite!

«--Adieu, mon ami! dit le docteur. Dieu vous conserve!»

«Il allait s'élancer, quand Blanchard le retint.

«--Il nous reste une ressource! dit-il. Nous pouvons couper les cordages qui retiennent la nacelle et nous accrocher au filet! Peut-être le ballon se relèvera-t-il. Tenons-nous prêts! Mais ... le baromètre descend! Nous remontons! Le vent fraîchit! Nous sommes sauvés!»

«Les voyageurs aperçoivent Calais! Leur joie tient du délire! Quelques instants plus tard, ils s'abattaient dans la forêt de Guines.»

«Je ne doute pas, ajouta l'inconnu, qu'en pareille circonstance, vous ne prissiez exemple sur le docteur Jefferies!»

Les nuages se déroulaient sous nos yeux en masses éblouissantes. Le ballon jetait de grandes ombres sur cet entassement de nuées et s'enveloppait comme d'une auréole. Le tonnerre mugissait au-dessous de la nacelle. Tout cela était effrayant!

«Descendons! m'écriai-je.

--Descendre, quand le soleil est là, qui nous attend! En bas les sacs!»

Et le ballon fut délesté de plus de cinquante livres!

À trois mille cinq cents mètres, nous demeurâmes stationnaires. L'inconnu parlait sans cesse. J'étais dans une prostration complète, tandis qu'il semblait, lui, vivre en son élément.

«Avec un bon vent, nous irions loin! s'écria-t-il. Dans les Antilles, il y a des courants d'air qui font cent lieues à l'heure! Lors du couronnement de Napoléon, Garnerin lança au ballon illuminé de verres de couleurs, à onze heures du soir. Le vent soufflait du nord-nord-ouest. Le lendemain au point du jour, les habitants de Rome saluaient son passage au-dessus du dôme de Saint-Pierre! Nous irons plus loin ... et plus haut!»

J'entendais à peine! Tout bourdonnait autour de moi! Une trouée se fit dans les nuages.

«Voyez cette ville, dit l'inconnu! C'est Spire!».

Je me penchai en dehors de la nacelle, et j'aperçus un petit entassement noirâtre. C'était Spire. Le Rhin, si large, ressemblait à un ruban déroulé. Au-dessus de notre tête, le ciel était d'un azur foncé. Les oiseaux nous avaient abandonnés depuis longtemps, car dans cet air raréfié leur vol eût été impossible. Nous étions seuls dans l'espace, et moi en présence de l'inconnu!

«Il est inutile que vous sachiez où je vous mène, dit-il alors, et il lança la boussole dans les nuages. Ah! c'est une belle chose qu'une chute! Vous savez que l'on compte peu de victimes de l'aérostation depuis Pilâtre des Rosiers jusqu'au lieutenant Gale, et que c'est toujours à l'imprudence que sont dus les malheurs.