Jules Verne

Mais, aussitôt, maître Zacharius se souleva par un mouvement de rage. Les paroles du petit vieillard lui revinrent au cerveau.

«Je ne veux pas mourir! s'écria-t-il. Je ne peux pas mourir! Moi, maître Zacharius, je ne dois pas mourir.... Mes livres!... mes comptes!...»

Et, ce disant, il s'élança hors de son lit vers un livre où se trouvaient inscrits les noms de ses pratiques ainsi que l'objet qu'il leur avait vendu. Ce livre, il le feuilleta avec avidité, et son doigt décharné se fixa sur l'un des feuillets.

«Là! dit-il, là!... Cette vieille horloge de fer, vendue à ce Pittonaccio! C'est la seule qui ne m'ait pas encore été rapportée! Elle existe! elle marche! elle vit toujours! Ah! je la veux! je la retrouverai! je la soignerai si bien que la mort n'aura plus prise sur moi.»

Et il s'évanouit.

Aubert et Gérande s'agenouillèrent près du lit du vieillard et prièrent ensemble.

V

L'HEURE DE LA MORT

Quelques jours s'écoulèrent encore, et maître Zacharius, cet homme presque mort, se releva de son lit et revint à la vie par une surexcitation surnaturelle. Il vivait d'orgueil. Mais Gérande ne s'y trompa pas: le corps et l'âme de son père étaient à jamais perdus.

On vit alors le vieillard occupé à rassembler ses dernières ressources, sans prendre souci des siens. Il dépensait une énergie incroyable, marchant, furetant et marmottant de mystérieuses paroles.

Un matin, Gérande descendit à son atelier. Maître Zacharius n'y était pas.

Pendant toute cette journée, elle l'attendit. Maître Zacharius ne revint pas.

Gérande pleura toutes les larmes de ses yeux, mais son père ne reparut pas.

Aubert parcourut la ville et acquit la triste certitude que le vieillard l'avait quittée.

«Retrouvons mon père! s'écria Gérande, quand le jeune ouvrier lui rapporta ces douloureuses nouvelle.

--Où peut-il être?» se demanda Aubert.

Une inspiration illumina soudain son esprit. Les dernières paroles de maître Zacharius lui revinrent à la mémoire. Le vieil horloger ne vivait plus que dans cette vieille horloge de fer qu'on ne lui avait pas rendue! Maître Zacharius devait s'être mis à sa recherche.

Aubert communiqua sa pensée à Gérande.

«Voyons le livre de mon père,» lui répondit-elle.

Tous deux descendirent à l'atelier. Le livre était ouvert sur l'établi. Toutes les montres ou horloges faites par le vieil horloger, et qui lui étaient revenues par suite de leur dérangement, étaient effacées toutes, excepté une!

«Vendu au seigneur Pittonaccio une horloge en fer, à sonnerie et à personnages mouvants, déposée en son château d'Andernatt.»

C'était cette horloge «morale» dont la vieille Scholastique avait parlé avec tant d'éloges.

«Mon père est là! s'écria Gérande.

--Courons-y, répondit Aubert. Nous pouvons le sauver encore!...

--Non pas pour cette vie, murmura Gérande, mais au moins pour l'autre!

--À la grâce de Dieu, Gérande! Le château d'Andernatt est situé dans les gorges des Dents-du-Midi, à une vingtaine d'heures de Genève. Partons!»

Ce soir-là même, Aubert et Gérande, suivis de leur vieille servante, cheminaient à pied sur la route qui côtoie le lac de Genève. Ils firent cinq lieues dans la nuit, ne s'étant arrêtés ni à Bessinge, ni à Ermance, où s'élève le célèbre château des Mayor. Ils traversèrent à gué et non sans peine le torrent de la Dranse. En tous lieux ils s'inquiétaient de maître Zacharius, et eurent bientôt la certitude qu'ils marchaient sur ses traces.

Le lendemain, à la chute du jour, après avoir passé Thonon, ils atteignirent Évian, d'où l'on voit la côte de la Suisse se développer aux regards sur une étendue de douze lieues. Mais les deux fiancés n'aperçurent même pas ces sites enchanteurs. Ils allaient, poussés par une force surnaturelle. Aubert, appuyé sur un bâton noueux, offrait son bras tantôt à Gérande et tantôt à la vieille Scholastique, et il puisait dans son coeur une suprême énergie pour soutenir ses compagnes. Tous trois parlaient de leurs douleurs, de leurs espérances, et suivaient ainsi cette belle route à fleur d'eau, sur ce plateau rétréci qui relie les bords du lac aux hautes montagnes du Chalais.