Maître Zacharius, ce jour-là, l'eût appelé son gendre et démenti ces funestes paroles qui bourdonnaient encore à son oreille:
«Gérande n'épousera pas Aubert.»
Néanmoins, avec ce système, le vieil horloger en arriva à se dépouiller entièrement. Ses vieux vases antiques s'en allèrent à des mains étrangères; il se défit de magnifiques panneaux de chêne finement sculpté qui revêtaient les murailles de son logis; quelques naïves peintures des premiers peintres flamands ne réjouirent bientôt plus les regards de sa fille, et tout, jusqu'aux précieux outils que son génie avait inventés, fut vendu pour indemniser les réclamants.
Scholastique, seule, ne voulait pas entendre raison sur un semblable sujet; mais ses efforts ne pouvaient empêcher les importuns d'arriver jusqu'à son maître et de ressortir bientôt avec quelque objet précieux. Alors son caquetage retentissait dans toutes les rues du quartier, où on la connaissait de longue date. Elle s'employait à démentir les bruits de sorcellerie et de magie qui couraient sur le compte de Zacharius; mais comme, au fond, elle était persuadée de leur vérité, elle disait et redisait force prières pour racheter ses pieux mensonges.
On avait fort bien remarqué que, depuis longtemps, l'horloger avait abandonné l'accomplissement de ses devoirs religieux. Autrefois, il accompagnait Gérande aux offices et semblait trouver dans la prière ce charme intellectuel dont elle imprègne les belles intelligences, puisqu'elle est le plus sublime exercice de l'imagination. Cet éloignement volontaire du vieillard pour les pratiques saintes, joint aux pratiques secrètes de sa vie, avait, en quelque sorte, légitimé les accusations de sortilège portées contre ses travaux. Aussi, dans le double but de ramener son père à Dieu et au monde, Gérande résolut d'appeler la religion à son secours. Elle pensa que le catholicisme pourrait rendre quelque vitalité à cette âme mourante; mais ces dogmes de foi et d'humilité avaient à combattre dans l'âme de maître Zacharius un insurmontable orgueil, et ils se heurtaient contre cette fierté de la science qui rapporte tout à elle, sans remonter à la source infinie d'où découlent les premiers principes.
Ce fut dans ces circonstances que la jeune fille entreprit la conversion de son père, et son influence fut si efficace, que le vieil horloger promit d'assister le dimanche suivant à la grand'messe de la cathédrale. Gérande éprouva un moment d'extase, comme si le ciel se fût entrouvert à ses yeux. La vieille Scholastique ne put contenir sa joie et eut enfin des arguments sans réplique contre les mauvaises langues qui accusaient son maître d'impiété. Elle en parla à ses voisines, à ses amies, à ses ennemies, à qui la connaissait comme à qui ne la connaissait point.
«Ma foi, nous ne croyons guère à ce que vous nous annoncez, dame Scholastique, lui répondit-on. Maître Zacharius a toujours agi de concert avec le diable!
--Vous n'avez donc pas compté, reprenait la bonne femme, les beaux clochers où battent les horloges de mon maître? Combien de fois a-t-il fait sonner l'heure de la prière et de la messe!
--Sans doute, lui répondait-on. Mais n'a-t-il pas inventé des machines qui marchent toutes seules et qui parviennent à faire l'ouvrage d'un homme véritable?
--Est-ce que des enfants du démon, reprenait dame Scholastique en colère, auraient pu exécuter cette belle horloge de fer du château d'Andernatt, que la ville de Genève n'a pas été assez riche pour acheter? À chaque heure apparaissait une belle devise, et un chrétien qui s'y serait conformé aurait été tout droit en paradis! Est-ce donc là le travail du diable?»
Ce chef-d'oeuvre, fabriqué vingt ans auparavant, avait effectivement porté aux nues la gloire de maître Zacharius; mais, à cette occasion même, les accusations de sorcellerie avaient été générales. Au surplus, le retour du vieillard à l'église de Saint-Pierre devait réduire les méchantes langues au silence.
Maître Zacharius, sans se souvenir sans doute de cette promesse faite à sa fille, était retourné à son atelier.