Les choux étaient des buissons et les champignons des parapluies.
Les fruits ne tardèrent pas à suivre l'exemple des légumes. Il fallut se mettre à deux pour manger une fraise et à quatre pour manger une poire. Les grappes de raisin égalaient cette grappe phénoménale, si admirablement peinte par le Poussin dans son _Retour des envoyés à la Terre promise_!
De même pour les fleurs: les larges violettes répandaient dans l'air des parfums plus pénétrants; les roses exagérées resplendissaient de couleurs plus vives; les lilas formaient en quelques jours d'impénétrables taillis; géraniums, marguerites, dahlias, camélias, rhododendrons, envahissant les allées, s'étouffaient les uns les autres! La serpe n'y pouvait suffire. Et les tulipes, ces chères liliacées qui font la joie des Flamands, quelles émotions elles causèrent aux amateurs! Le digne van Bistrom faillit un jour tomber à la renverse en voyant dans son jardin une simple _Tulipa gesneriana_ énorme, monstrueuse, géante, dont le calice servait de nid à toute une famille de rouges-gorges!
La ville entière accourut pour voir cette fleur phénomènale et lui décerna le nom de _Tulipa quiquendonia_.
Mais, hélas! si ces plantes, si ces fruits, si ces fleurs poussaient à vue d'oeil, si tous les végétaux affectaient de prendre des proportions colossales, si la vivacité de leurs couleurs et de leur parfum enivrait l'odorat et le regard, en revanche, ils se flétrissaient vite. Cet air qu'ils absorbaient les brûlait rapidement, et ils mouraient bientôt, épuisés, flétris, dévorés.
Tel fut le sort de la fameuse tulipe, qui s'étiola après quelques jours de splendeur!
Il en fut bientôt de même des animaux domestiques, depuis le chien de la maison jusqu'au porc de l'étable, depuis le serin de la cage jusqu'au dindon de la basse-cour.
Il convient de dire que ces animaux, en temps ordinaire, étaient non moins flegmatiques que leurs maîtres. Chiens ou chats végétaient plutôt qu'ils ne vivaient. Jamais un frémissement de plaisir, jamais un mouvement de colère. Les queues ne remuaient pas plus que si elles eussent été de bronze. On ne citait, depuis un temps immémorial, ni un coup de dent ni un coup de griffe. Quant aux chiens enragés, on les regardait comme des bêtes imaginaires, à ranger avec les griffons et autres dans la ménagerie de l'Apocalypse.
Mais, pendant ces quelques mois, dont nous cherchons à reproduire les moindres accidents, quel changement! Chiens et chats commencèrent à montrer les dents et les griffes. Il y eut quelques exécutions à la suite d'attaques réitérées. On vit pour la première fois un cheval prendre le mors aux dents et s'emporter dans les rues de Quiquendone, un boeuf se précipiter, cornes baissées, sur un de ses congénères, un âne se renverser, les jambes en l'air, sur la place Saint-Ernuph, et pousser des braîments qui n'avaient plus rien «d'animal», un mouton, un mouton lui-même, défendre vaillamment contre le couteau du boucher les côtelettes qu'il portait en lui!
Le bourgmestre van Tricasse fut contraint de rendre des arrêtés de police concernant les animaux domestiques qui, pris de folie, rendaient peu sûres les rues de Quiquendone.
Mais, hélas! si les animaux étaient fous, les hommes n'étaient plus sages. Aucun âge ne fut épargné par le fléau.
Les bébés devinrent très-promptement insupportables, eux jusque là si faciles à élever, et, pour la première fois, le grand-juge Honoré Syntax dut appliquer le fouet à sa jeune progéniture.
Au collège, il y eut comme une émeute, et les dictionnaires tracèrent de déplorables trajectoires dans les classes. On ne pouvait plus tenir les élèves renfermés, et, d'ailleurs, la surexcitation gagnait jusqu'aux professeurs eux-mêmes, qui les accablaient de pensums extravagants.
Autre phénomène! Tous ces Quiquendoniens, si sobres jusqu'alors, et qui faisaient des crèmes fouettées leur alimentation principale, commettaient de véritables excès de nourriture et de boisson. Leur régime ordinaire ne suffisait plus. Chaque estomac se transformait en gouffre, et ce gouffre, il fallait bien le combler par les moyens les plus énergiques.