En ce moment, le public est debout. On s'agite dans les loges, au parterre, aux galeries. Il semble que tous les spectateurs vont s'élancer sur la scène, le bourgmestre van Tricasse en tête, afin de s'unir aux conjurés et d'anéantir les huguenots, dont, d'ailleurs, ils partagent les opinions religieuses. On applaudit, on rappelle, on acclame! Tatanémance agite d'une main fébrile son bonnet vert-pomme. Les lampes de la salle jettent un éclat ardent.
Raoul, au lieu de soulever lentement la draperie, la déchire par un geste superbe et se trouve face à face avec Valentine.
Enfin! c'est le grand duo, et il est mené _allegro vivace_. Raoul n'attend pas les demandes de Valentine et Valentine n'attend pas les réponses de Raoul. Le passage adorable:
Le danger presse Et le temps vole....
devient un de ces rapides _deux-quatre_ qui ont fait la renommée d'Offenbach, lorsqu'il fait danser des conjurés quelconques. L'_andante amoroso_:
Tu l'as dit! Oui, tu m'aimes!
n'est plus qu'un _vivace furioso_, et le violoncelle de l'orchestre ne se préoccupe plus d'imiter les inflexions de la voix du chanteur, comme il est indiqué dans la partition du maître. En vain Raoul s'écrie:
Parle encore et prolonge De mon coeur l'ineffable sommeil!
Valentine ne peut pas prolonger! On sent qu'un feu inaccoutumé le dévore. Ses _si_ et ses _ut_, au-dessus de la portée, ont un éclat effrayant. Il se démène, il gesticule, il est embrasé.
On entend le beffroi; la cloche résonne; mais quelle cloche haletante! Le sonneur qui la sonne ne se possède évidemment plus. C'est un tocsin épouvantable, qui lutte de violence avec les fureurs de l'orchestre.
Enfin la strette qui va terminer cet acte magnifique:
Plus d'amour, plus d'ivresse, O remords qui m'oppresse!
que le compositeur indique _allegro con moto_, s'emporte dans un _prestissimo_ déchaîné. On dirait un train express qui passe. Le beffroi reprend. Valentine tombe évanouie. Raoul se précipite par la fenêtre!
Il était temps. L'orchestre, véritablement ivre, n'aurait pu continuer. Le bâton du chef n'est plus qu'un morceau brisé sur le pupitre du souffleur! Les cordes des violons sont rompues et les manches tordus! Dans sa fureur, le timbalier a crevé ses timbales! le contrebassiste est juché sur le haut de son édifice sonore! La première clarinette a avalé l'anche de son instrument, et le second hautbois mâche entre ses dents ses languettes de roseau! La coulisse du trombone est faussée, et enfin le malheureux corniste ne peut plus retirer sa main, qu'il a trop profondément enfoncée dans le pavillon de son cor!
Et le public! le public, haletant, enflammé, gesticule, hurle! Toutes les figures sont rouges comme si un incendie eût embrasé ces corps à l'intérieur! On se bourre, on se presse pour sortir, les hommes sans chapeau, les femmes sans manteau! On se bouscule dans les couloirs, on s'écrase aux portes, on se dispute, on se bat! Plus d'autorités! plus de bourgmestre! Tous égaux devant une surexcitation infernale ...
Et, quelques instants après, lorsque chacun est dans la rue, chacun reprend son calme habituel et rentre paisiblement dans sa maison, avec le souvenir confus de ce qu'il a ressenti.
Le quatrième acte des _Huguenots_, qui durait autrefois six heures d'horloge, commencé, ce soir-là, à quatre heures et demie, était terminé à cinq heures moins douze.
Il avait duré dix-huit minutes!
VIII
Où l'antique et solennelle valse allemande se change en tourbillon.
Mais si les spectateurs, après avoir quitté le théâtre, reprirent leur calme habituel, s'ils regagnèrent paisiblement leur logis en ne conservant qu'une sorte d'hébêtement passager, ils n'en avaient pas moins subi une extraordinaire exaltation, et, anéantis, brisés, comme s'ils eussent commis quelque excès de table, ils tombèrent lourdement dans leurs lits.
Or, le lendemain, chacun eut comme un ressouvenir de ce qui s'était passé la veille. En effet, à l'un manquait son chapeau, perdu dans la bagarre, à l'autre un pan de son habit, déchiré dans la mêlée; à celle-ci, son fin soulier de prunelle, à celle-là sa mante des grands jours.