Jules Verne

Ce jour-là, les deux futurs, on pourrait dire les deux fiancés, étaient assis sur la berge verdoyante. Le limpide Vaar murmurait à quelques pieds au-dessous d'eux. Suzel poussait nonchalamment son aiguille à travers le canevas. Frantz ramenait automatiquement sa ligne de gauche à droite, puis il la laissait redescendre le courant de droite à gauche. Les barbillons faisaient dans l'eau des ronds capricieux qui s'entre-croisaient autour du bouchon, tandis que l'hameçon se promenait à vide dans les couches plus basses.

De temps à autre:

«Je crois que ça mord, Suzel, disait Frantz, sans aucunement lever les yeux sur la jeune fille.

--Le croyez-vous, Frantz? répondait Suzel, qui, abandonnant un instant son ouvrage, suivait d'un oeil ému la ligne de son fiancé.

--Mais non, reprenait Frantz. J'avais cru sentir un petit mouvement. Je me suis trompé.

--Ça mordra, Frantz, répondait Suzel de sa voix pure et douce. Mais n'oubliez pas de «ferrer» à temps. Vous êtes toujours en retard de quelques secondes, et le barbillon en profite pour s'échapper.

--Voulez-vous prendre ma ligne, Suzel?

--Volontiers, Frantz.

--Alors donnez-moi votre canevas, nous verrons si je serai plus adroit à l'aiguille qu'à l'hameçon.»

Et la jeune fille prenait la ligne d'une main tremblante, et le jeune homme faisait courir l'aiguille à travers les mailles de la tapisserie. Et pendant des heures ils échangeaient ainsi de douces paroles, et leurs coeurs palpitaient lorsque le liège frémissait sur l'eau. Ah! puissent-ils ne jamais oublier ces heures charmantes, pendant lesquelles, assis l'un près de l'autre, ils écoutaient le murmure de la rivière.

Ce jour-là, le soleil était déjà très-abaissé sur l'horizon, et, malgré les talents combinés de Suzel et de Frantz, «ça n'avait pas mordu». Les barbillons ne s'étaient point montrés compatissants, et ils riaient des jeunes gens qui étaient trop justes pour leur en vouloir.

«Nous serons plus heureux une autre fois, Frantz, dit Suzel, quand le jeune pêcheur repiqua son hameçon toujours vierge sur sa planchette de sapin.

--Il faut l'espérer, Suzel,» répondit Frantz.

Puis, tous deux, marchant l'un près de l'autre reprirent le chemin de la maison, sans échanger une parole, aussi muets que leurs ombres, qui s'allongeaient devant eux. Suzel se voyait grande, grande, sous les rayons obliques du soleil couchant. Frantz paraissait maigre, maigre, comme la longue ligne qu'il tenait à la main.

On arriva à la maison du bourgmestre. De vertes touffes d'herbe encadraient les pavés luisants, et on se fut bien gardé de les arracher, car elles capitonnaient la rue et assourdissaient le bruit des pas.

Au moment où la porte allait s'ouvrir, Frantz crut devoir dire à sa fiancée:

«Vous savez, Suzel, le grand jour approche.

--Il approche, en effet, Frantz! répondit la jeune fille en abaissant ses longues paupières.

--Oui, dit Frantz, dans cinq ou six ans....

--Au revoir, Frantz, dit Suzel.

--Au revoir, Suzel,» répondit Frantz.

Et, après que la porte se fut refermée, le jeune homme reprit d'un pas égal et tranquille le chemin de la maison du conseiller Niklausse.

VII

Où les _andante_ deviennent des _allegro_ et les _allegro_ des _vivace_.

L'émotion causée par l'incident de l'avocat Schut et du médecin Custos s'était apaisée. L'affaire n'avait pas eu de suite. On pouvait donc espérer que Quiquendone rentrerait dans son apathie habituelle, qu'un événement inexplicable avait momentanément troublée.

Cependant, le tuyautage destiné à conduire le gaz oxy-hydrique dans les principaux édifices de la ville s'opérait rapidement. Les conduites et les branchements se glissaient peu à peu sous le pavé de Quiquendone. Mais les becs manquaient encore, car leur exécution étant très-délicate, il avait fallu les faire fabriquer à l'étranger. Le docteur Ox se multipliait; son préparateur Ygène et lui ne perdaient pas un instant, pressant les ouvriers, parachevant les délicats organes du gazomètre, alimentant jour et nuit les gigantesques piles qui décomposaient l'eau sous l'influence d'un puissant courant électrique.