En apparence, tout au moins, le docteur Ox s'était engagé à éclairer la ville, qui en avait bien besoin, «la nuit surtout», disait finement le commissaire Passauf. Aussi, une usine pour la production d'un gaz éclairant avait-elle été installée. Les gazomètres étaient prêts à fonctionner, et les tuyaux de conduite, circulant sous le pavé des rues, devaient avant peu s'épanouir sous forme de becs dans les édifices publics et même dans les maisons particulières de certains amis du progrès.
En sa qualité de bourgmestre, van Tricasse, et en sa qualité de conseiller, Niklausse, puis quelques autres notables, avaient cru devoir autoriser dans leurs habitations l'introduction de ce moderne éclairage.
Si le lecteur ne l'a pas oublié, pendant cette longue conversation du conseiller et du bourgmestre, il fut dit que l'éclairage de la ville serait obtenu, non point par la combustion du vulgaire hydrogène carburé que fournit la distillation de la houille, mais bien par l'emploi d'un gaz plus moderne, et vingt fois plus brillant, le gaz oxy-hydrique, que produisent l'hydrogène et l'oxygène mélangés.
Or, le docteur, habile chimiste et ingénieux physicien, savait obtenir ce gaz en grande masse et à bon compte, non point en employant le manganate de soude, suivant les procédés de M. Tessié du Motay, mais tout simplement en décomposant l'eau, légèrement acidulée, au moyen d'une pile faite d'éléments nouveaux et inventée par lui. Ainsi, point de substances coûteuses, point de platine, point de cornues, point de combustible, pas d'appareil délicat pour produire isolément les deux gaz. Un courant électrique traversait de vastes cuves pleines d'eau, et l'élément liquide se décomposait en ses deux parties constitutives, l'oxygène et l'hydrogène. L'oxygène s'en allait d'un côté; l'hydrogène, en volume double de son ancien associé, s'en allait d'un autre. Tous deux étaient recueillis dans des réservoirs séparés,--précaution essentielle, car leur mélange eût produit une épouvantable explosion, s'il se fût enflammé. Puis, des tuyaux devaient les conduire séparément aux divers becs, qui seraient disposés de manière à prévenir toute explosion. Il se produirait alors une flamme remarquablement brillante, flamme dont l'éclat rivalise avec celui de la lumière électrique, qui--chacun le sait de reste--est, d'après les expériences de Casselmann, égale à celle de onze cent soixante et onze bougies,--pas une de plus, pas une de moins.
Il était certain que la cité de Quiquendone gagnerait, à cette généreuse combinaison, un éclairage splendide; mais c'était là ce dont le docteur Ox et son préparateur se préoccupaient le moins, ainsi qu'on le verra par la suite.
Précisément, le lendemain du jour où le commissaire Passauf avait fait cette bruyante apparition dans le parloir du bourgmestre, Gédéon Ygène et le docteur Ox causaient tous les deux dans le cabinet de travail qui leur était commun, au rez-de-chaussée du principal bâtiment de l'usine.
«Eh bien, Ygène, eh bien! s'écria le docteur Ox en se frottant les mains. Vous les avez vus, hier, à notre réception, ces bons Quiquendoniens à sang-froid qui tiennent, pour la vivacité des passions, le milieu entre les éponges et les excroissances coralligènes! Vous les avez vus, se disputant, se provoquant de la voix et du geste! Déjà métamorphosés moralement et physiquement! Et cela ne fait que commencer! Attendez-les au moment où nous les traiterons à haute dose!
--En effet, maître, répondit Gédéon Ygène, en grattant son nez pointu du bout de l'index, l'expérience débute bien, et si moi-même je n'avais pas prudemment fermé le robinet d'écoulement, je ne sais pas ce qui serait arrivé.
--Vous avez entendu cet avocat Schut et ce médecin Custos? reprit le docteur Ox. La phrase en elle-même n'était point méchante, mais, dans la bouche d'un Quiquendonien, elle vaut toute la série des injures que les héros d'Homère se jettent à la tête avant de dégaîner. Ah! ces Flamands! vous verrez ce que nous en ferons un jour.
--Nous en ferons des ingrats, répondit Gédéon Ygène du ton d'un homme qui estime l'espèce humaine à sa juste valeur.