Jules Verne

C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek ; c'est grâce à ce même appareil que Lejeune comte avait revu la Stilla dans la salle du donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de ses chants.

Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de perfection.

Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers phénomènes, ou plutôt ces « trucs », pour employer le mot consacré, ce qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.

Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé clins le cimetière de Werst avec les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne. Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet inoubliable passé.

De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière nuit au château des Carpathes.

Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle chambre de sa maison.

Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner -- Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au _Roi Mathias_ --, elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.

Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, ne cesse de répéter à qui veut l'entendre :

« Eh bien ! ne l'avais-je pas dit ?... Des génies dans le burg !... Est-ce qu'il existe des génies ! »

Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses railleries dépassent la mesure.

Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde hantent les ruines du château des Carpathes.

Fin