Jules Verne

Un courant électrique était préparé pour mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que jamais on ne retrouverait leurs traces.

Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir, -- fuir en entraînant la Stilla, inconsciente...

Ah ! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se jeter sur ces deux hommes !... il les aurait terrassés, il les aurait frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher l'effroyable ruine !

Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice !

Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir ? Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg communiquaient entre elles ? Peu importait, si le jeune comte ne rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.

En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de Gortz et Orfanik.

« Il n'y a plus rien à faire ici ?

-- Rien.

-- Alors séparons-nous.

-- Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le château ?...

-- Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.

-- Mais vous ?...

-- Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.

-- Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous attendre ?

-- A Bistritz.

-- Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul,

puisque c'est votre volonté.

-- Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des Carpathes ! »

Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitté la chapelle.

Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de parler Rodolphe de Gortz.

XVI

Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.

Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert, Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez facilement ; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.

Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.

Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le chevet.

En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires, son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de la voûte.