Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées, pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien -- pas même un cri d'oiseau -- ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.
Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées accablantes, son coeur gros de souvenirs.
Rotzko, qui voulait laisser Lejeune comte à lui-même, avait eu soin de se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif' du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il n'hésita plus.
« Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit heures. »
Franz ne parut pas l'entendre.
Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel avant que les auberges soient fermées.
-- Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, répondit Franz.
-- Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être vus en la traversant.
-- Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le village. »
Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en arrivant sur le plateau d'Orgall.
« N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si j'insiste...
-- Oui... partons... Rotzko... Je te suis... »
Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg, peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la courtine ?...
Non ! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le rebord de la contrescarpe...
Et peut-être le voulait-il ?
C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois :
« Venez-vous, mon maître ?...
-- Oui... oui... », répondit Franz.
Et il restait immobile.
Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites fenêtres du donjon.
« Mon maître... venez donc ! » répéta Rotzko.
Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...
Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à peu.
C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée d'un long vêtement blanc.
Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière fois ?
Oui ! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune comte, son regard si pénétrant attaché sur lui...
« Elle !... Elle !... » s'écria-t-il.
Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si Rotzko ne l'eût retenu...
L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était montrée pendant une minute...
Peu importait ! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces mots lui échappèrent :
« Elle... elle... vivante ! »
XII
Était-ce possible ? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion !... Il n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme lui !... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica, telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au théâtre San-Carlo !
L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte.