Jules Verne

Toute son âme semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre !

En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas encore arrivé.

La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase d'un sentiment sublime :

_Innamorata, mio cuore, tremante,_ Voglio morire...

Soudain, elle s'arrête...

La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang... Elle chancelle... elle tombe...

Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...

Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...

Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle :

-- Morte ! morte !... s'écrie-t-il, morte !... » La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son chant s'est éteint avec son dernier soupir !

Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la population napolitaine.

Au cimetière du _Campo Santo Nuovo_, où la cantatrice fut inhumée, on ne lit que ce nom sur un marbre blanc

STILLA

Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette tombe...

C'était Rodolphe de Gortz.

La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples, et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.

Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.

Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant :

« C'est vous qui l'avez tuée !... Malheur à vous, comte de Télek !

« RUDOLPHE DE GORTZ. »

X

Telle avait été cette lamentable histoire.

Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne reconnaissait personne -- pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier souffle : c'était celui de la Stilla.

Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste s'était brisée :

« Stilla !... ma Stilla ! » s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit, Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.

Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait tout son bonheur.

Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq