Jules Verne

-- Que leur est-il arrivé ?... » demanda Franz de Télek d'un ton assez ironique.

Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur Patak.

« Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé, ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas en avant ?...

-- Ni un pas en avant ni un pas en arrière ! ajouta le magister Hermod.

-- Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la peur qui le talonnait... jusque dans les talons !

-- Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main sur la ferrure du pont-levis...

-- Quelque mauvais coup dont il a été victime...

-- Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce jour-là...

-- Pas en danger de mort, je l'espère ? se hâta de répliquer le jeune comte. -- Non... par bonheur. »

En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait donner.

Voici ce qu'il répondit très explicitement.

« Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui ?... je l'ignore. En tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des malfaiteurs...

-- Des malfaiteurs ?... s'écria maître Koltz.

-- C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des êtres surnaturels.

-- Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez ?...

-- je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des importuns. »

Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi ; mais on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette explication.

Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il d'ajouter :

« Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs, continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes.

-- Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître Koltz.

-- Et ce qui est, ajouta le magister.

-- Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg, et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir...

-- Visiter le burg !... s'écria maître Koltz.

-- Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en franchir l'enceinte. »

En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas pour attirer quelque catastrophe sur le village ?... Est-ce que ces génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du _Roi Mathias_ ?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde fois ?

Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.

Franz de Télek se contenta de hausser les épaules ; puis, il se leva, disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle, comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du schnaps du _Roi Mathias._

Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir de pareilles choses.

Franz de Télek les arrêta d'un geste.

« Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous l'empire de la peur.