Jules Verne

-- Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.

-- Ma foi, non ! répliqua le docteur. Oh ! ce n'est point par peur... Vous savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète, ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon... une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non !... je n'irai pas au château des Carpathes !

-- J'irai, moi ! »

C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation en y jetant ces deux mots.

« Toi... Nic ? s'écria maître Koltz.

-- Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera. »

Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour se dépêtrer.

« Y penses-tu, forestier ? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner ?... Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder... Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au burg... Nous ne pourrions arriver.

-- J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai dit, j'irai.

-- Mais moi... je ne l'ai pas dit !... s'écria le docteur en se débattant, comme si quelqu'un l'eût pris au collet.

-- Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.

-- Oui !... Oui ! » répondit d'une seule voix l'assistance.

L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment leur échapper. Ah ! combien il regrettait de s'être si imprudemment engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. Il se décida donc à faire contre fortune bon coeur.

« Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, quoique cela soit inutile !

Bien... docteur Patak, bien ! s'écrièrent tous les buveurs du _Roi Mathias_.

Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur Patak, en affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa poltronnerie. -- Demain, dans la matinée », répondit Nic Deck. Ces derniers mots furent suivis d'un assez long silence.

Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant, personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle, bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de rakiou...

Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées :

_« Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !... N'y va pas !... ou il t'arrivera malheur ! »_

Qui s'était exprimé de la sorte ?... D'où venait cette voix que personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible ?... Ce ne pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de l'autre monde...

L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas prononcer une parole...

Le plus brave -- c'était évidemment Nic Deck -- voulut alors savoir à quoi s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...

Personne.

Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la salle...

Personne.

Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la terrasse jusqu'à la grande rue de Werst...

Personne.

Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge, laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double tour.

Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans leurs maisons...