Jules Verne

Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois, couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle pend une seille, deux ou trois mares qui « fuient » pendant les orages, des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant ; il y a des fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent au-dessus des maisons « si haut qu'ils peuvent grimper ». Par-delà, l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent avec l'azur du ciel.

Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus qu'en toute cette portion de la Transylvanie : c'est le roumain -- même chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs « barakas » à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par les moeurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec, se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un demi-mille.

La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage -- ne fût-ce qu'une fissure - lui est ouvert, elle pénètre et modifie les conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan « qu'il est le dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque », on ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés !

Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à Werst ? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà. En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant. Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent grand profit de ses leçons.

Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée au premier magistrat de Werst.

Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit -- sans parler de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants, s'empressaient de verser dans sa poche.