Or, chaque branche tombée, c'était une année de retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on chercherait vainement les restes du château des Carpathes.
En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre s'amputait-il chaque année d'une de ses branches ? Cela n'était rien moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois branches au « hêtre tutélaire ».
Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident de la lunette.
Grosse nouvelle, très grosse en effet ! Une fumée est apparue au faite du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du feu dans un des appartements du donjon ?... Est-ce un feu de chambre, est-ce un feu de cuisine ?... Voilà qui est véritablement inexplicable.
Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se rabattait avec l'humidité du soir.
Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude, car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière, ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur ?
Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut, Frik lui cria :
« Le feu est au burg, notre maître ! -- Que dis-tu là, Frik ?
-- je dis ce qui est.
-- Est-ce que tu es devenu fou ? »
En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil amoncellement de pierres ? Autant admettre que le Negoï, la plus haute cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus absurde.
« Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.
-- S'il ne brûle pas, il fume.
-- C'est quelque vapeur...
-- Non, c'est une fumée... Venez voir. » Et tous deux se dirigèrent vers le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.
Une fois là, Frik tendit la, lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.
« Qu'est-ce cela ? dit-il.
-- Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en vaut bien quatre !
-- A qui ?
-- A un colporteur.
-- Et pour quoi faire ?
-- Ajustez cela à votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez. »
Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina longuement.
Oui ! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de la montagne.
« Une fumée ! » répéta maître Koltz stupéfait.
Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques instants.
« A quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette.