Toutefois, à l'époque où se passe cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la nature.
Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises, palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur ? On l'ignore, et cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.
Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres qui ensanglantèrent les provinces transylvaines ; ils luttèrent contre les Hongrois, les Saxons, les Szeklers ; leur nom figure dans les « cantices », les -- « doïnes », où se perpétue le souvenir de ces désastreuses périodes ; ils avaient pour devise le fameux proverbe valaque : Da pe maorte, « donne jusqu'à la mort ! » et ils donnèrent, ils répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance, -- ce sang qui leur venait des Roumains, leurs ancêtres.
On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes leurs aspirations : Rôman on péré ! « le Roumain ne saurait périr ! » Vers le milieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire, auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg. Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait faite autour de lui ? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses aptitudes ? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce un excentrique, pour ne pas dire un maniaque ? La bizarrerie de son existence donnait lieu de le croire.
Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre l'oppression hongroise.
Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire échut en partage aux vainqueurs.
C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé.