Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le temps et les circonstances finiront par « magyariser » au profit de l'unité transylvaine.
A quel type se raccordait le berger Frik ? Était-ce un descendant dégénéré des anciens Daces ? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles, ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers, entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans, -- il y a lieu de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie, vrai bouchon de paille, il s'accote sur soit bâton à bec de corbin, aussi immobile qu'un roc.
Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest, Frik se retourna ; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un porte-vue -- comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin et il regarda très attentivement.
Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, niais très amoindri par l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'oeil du pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque détail de cette masse lointaine.
Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête :
« Vieux burg !... Vieux burg !... Tu as beau te carrer sur ta base !... Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a plus que trois branches ! » Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au château, elle sera donnée en son temps.
« Oui ! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux burg... plus que trois ! »
Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait volontiers un. être rêveur et contemplatif ; il s'entretient avec les planètes ; il confère avec les étoiles ; il lit dans le ciel. Au vrai, c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité publique lui attribue aisément le don du surnaturel ; il possède des maléfices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux gens et aux bêtes -- ce qui est tout un dans ce cas ; il vend des poudres sympathiques ; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'oeil gauche ? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour significatif, en le saluant du nom de « pasteur » auquel il tient. Un coup de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs.
Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions fantastiques.