--Un simple malentendu qu'il m'a fallu, sous peine de prison, réparer par un mariage ... hâtif!
--Hâtif ou non! ... répliqua Saraboul, vous n'en êtes pas moins marié ... marié avec moi! Et, croyez-le bien, monsieur, ce qui a été commencé à Trébizonde, s'achèvera au Kurdistan!
--Oui! ... Parlons-en du Kurdistan! ... répondit Van Mitten, qui commençait à se monter.
--Et, comme je m'aperçois que la société de vos amis vous rend peu aimable à mon égard, aujourd'hui même nous quitterons Scutari, et nous partirons pour Mossoul, où je saurai bien vous infuser un peu de sang kurde dans les veines!
--Je proteste! s'écria Van Mitten.
--Encore un mot, et nous partons à l'instant!
--Vous partirez, madame Saraboul! répondit Van Mitten, dont la voix prit une inflexion légèrement ironique. Vous partirez, si cela vous convient, et personne ne songera à vous retenir! ... Mais, moi, je ne partirai pas!
--Vous ne partirez pas? s'écria Saraboul, outrée de cette résistance inattendue d'un mouton en face de deux tigres.
--Non!
--Et vous avez la prétention de nous résister? demanda le seigneur Yanar, en se croisant les bras.
--J'ai cette prétention!
--A moi ... et à elle, une Kurde!
--Fut-elle dix fois plus Kurde encore!
--Savez-vous bien, monsieur le Hollandais, dit la noble Saraboul en marchant vers son fiancé, savez-vous bien quelle femme je suis ... et quelle femme j'ai été! ... Savez-vous bien qu'à quinze ans, j'étais déjà veuve!
--Oui ... déjà! ... répéta Yanar, et quand on a pris cette habitude de bonne heure....
--Soit, madame! répondit Van Mitten. Mais savez-vous, à votre tour, ce que je vous défie de devenir jamais, malgré l'habitude que vous en pouvez avoir?
--C'est?....
--C'est de devenir veuve de moi!
--Monsieur Van Mitten, s'écria Yanar en portant la main à son yatagan, il suffirait pour cela d'un coup.....
--C'est en quoi vous vous trompez, seigneur Yanar, et votre sabre ne ferait pas de madame Saraboul une veuve ... par cette excellente raison que je n'ai jamais pu être son mari!
--Hein?
--Et que notre mariage même serait nul!
--Nul?
--Parce que, si madame Saraboul a le bonheur d'être veuve de ses premiers époux, je n'ai pas celui d'être veuf de ma première femme!
--Marié! ... Il était marié! ... s'écria la noble Kurde, mise hors d'elle-même par ce foudroyant aveu.
--Oui! ... répondit Van Mitten, maintenant emballé dans la discussion, oui, marié! Et ce n'est que pour sauver mes amis, pour les empêcher d'être arrêtés au caravansérail de Rissar, que je me suis sacrifié!
--Sacrifié! ... répliqua Saraboul, qui répéta ce mot en se laissant tomber sur un divan.
--Sachant bien que ce mariage ne serait pas valable, continua Van Mitten, puisque la première madame Van Mitten n'est pas plus morte que je ne suis veuf ... et qu'elle m'attend en Hollande!»
La fausse épouse outragée s'était relevée, et, se retournant vers le seigneur Yanar:
«Vous l'entendez, mon frère! dit-elle.
--Je l'entends!
--Votre soeur vient d'être jouée!
--Outragée!
--Et ce traître est encore vivant?....
--Il n'a plus que quelques instants à vivre!
--Mais ils sont enragés! s'écria Van Mitten, véritablement inquiet de l'attitude menaçante du couple kurde.
--Je vous vengerai, ma soeur! s'écria le seigneur Yanar, qui, la main haute, marcha vers le Hollandais.
--Je me vengerai moi-môme!» Et, ce disant, la noble Saraboul se précipita sur Van Mitten, en poussant des cris de fureur qui furent heureusement entendus du dehors.
XV
OU L'ON VERRA LE SEIGNEUR KÉRABAN PLUS TÊTU ENCORE QU'IL NE L'A JAMAIS ÉTÉ.
La porte du salon s'ouvrit aussitôt. Le seigneur Kéraban, Ahmet, Amasia, Nedjeb, Bruno, parurent sur le seuil.
Kéraban eut vite fait de dégager Van Mitten.
«Eh, madame! dit Ahmet, on n'étrangle pas ainsi les gens ... pour un malentendu!
--Diable! murmura Bruno, il était temps d'arriver!
--Pauvre monsieur Van Mitten! dit Amasia, qui éprouvait un sentiment de sincère commisération pour son compagnon de voyage.