Jules Verne

Le seigneur Kéraban, brandissant son arme, s'écriait:

«Par Allah! voilà un maître coup de feu!

--Encore des dangers! murmura Bruno.

--Ne me quittez pas, Van Mitten! dit l'énergique Saraboul en saisissant le bras de son fiancé.

--Il ne vous quittera pas, ma sur.» répondit résolument le seigneur Yanar.

Cependant, Ahmet s'était approché du corps de l'espion.

«Cet homme est mort, dit-il, et il nous l'aurait fallu vivant.»

Nedjeb l'avait rejoint, et, aussitôt de s'écrier:

«Mais... cet homme... c'est....»

Amasia venait de s'approcher à son tour:

«Oui! ... C'est lui! ... C'est Yarhud! dit-elle. C'est le capitaine de la _Guïdare_!

--Yarhud? s'écria Kéraban.

--Ah! j'avais donc raison! dit Ahmet.

--Oui! ... reprit Amasia. C'est bien cet homme qui nous a enlevées de la maison de mon père!

--Je le reconnais, ajouta Ahmet, je le reconnais, moi aussi! C'est lui qui est venu à la villa nous offrir ses marchandises, quelques instants avant mon départ! ... Mais il ne peut être seul! ... Toute une bande de malfaiteurs est sur nos traces! ... Et pour nous mettre dans l'impossibilité de continuer notre route, ils viennent d'enlever nos chevaux!

--Nos chevaux enlevés! s'écria Saraboul.

--Rien de tout cela ne nous serait arrivé, si nous avions repris la route du Kurdistan,» ajouta le seigneur Yanar.

Et son regard, pesant sur Van Mitten, semblait rendre le pauvre homme responsable de toutes ces complications.

«Mais enfin, pour le compte de qui agissait donc ce Yarhud? demanda Kéraban.

--S'il était vivant, nous saurions bien lui arracher son secret! s'écria Ahmet.

--Peut-être a-t-il sur lui quelque papier ... dit Amasia.

--Oui!... Il faut fouiller ce cadavre.» répondit Kéraban.

Ahmet se pencha sur le corps de Yarhud, tandis que Nizib approchait une lanterne allumée qu'il venait de prendre dans la caverne.

«Une lettre! ... Voici une lettre!» dit Ahmet, en retirant sa main de la poche du capitaine maltais.

Cette lettre était adressée à un certain Scarpante.

«Lis donc!... lis donc, Ahmet!» s'écria Kéraban, qui ne pouvait plus maîtriser son impatience!

Et Ahmet, après avoir ouvert la lettre, lut ce qui suit:

«Les chevaux de la caravane une fois enlevés, lorsque Kéraban et ses compagnons seront endormis dans la caverne où les aura conduits Scarpante....»

--Scarpante! s'écria Kéraban.... C'est donc le nom de notre guide, le nom de ce traître?

--Oui! ... Je ne m'étais pas trompé sur son compte» dit Ahmet....

Puis, continuant:

«Que Scarpante fasse un signal en agitant une torche, et nos hommes se jetteront dans les gorges de Nérissa.»

--Et cela est signé? ... demanda Kéraban.

--Cela est signé ... Saffar!

--Saffar! ... Saffar! ... Serait-ce donc?....

--Oui! répondit Ahmet, c'est évidemment cet insolent personnage que nous avons rencontré au railway de Poti, et qui, quelques heures après, s'embarquait pour Trébizonde! ... Oui! c'est ce Saffar qui a fait enlever Amasia et qui veut à tout prix la reprendre!

--Ah! seigneur Saffar! ... s'écria Kéraban, en levant son poing fermé qu'il laissa retomber sur une tête imaginaire, si je me trouve jamais face à face avec toi!

--Mais ce Scarpante, demanda Ahmet, où est-il?»

Bruno s'était précipité dans la caverne et en ressortait presque aussitôt en disant:

«Disparu ... par quelque autre issue, sans doute.»

C'était, en effet, ce qui était arrivé. Scarpante, sa trahison découverte, venait de s'échapper par le fond de la caverne.

Ainsi, cette criminelle machination était maintenant connue dans tous ses détails! C'était bien l'intendant du seigneur Saffar, qui s'était offert comme guide! C'était bien ce Scarpante, qui avait conduit la petite caravane, d'abord par les routes de la côte, ensuite à travers ces montagneuses régions de l'Anatolie! C'était bien Yarhud dont les signaux avaient été aperçus par Ahmet pendant la nuit précédente, et c'était bien le capitaine de la _Guïdare_, qui venait, en se glissant dans l'ombre, apporter à Scarpante les derniers ordres de Saffar!

Mais la vigilance et surtout la perspicacité d'Ahmet avaient déjoué toute cette manoeuvre.