Jules Verne

et demain....

--Et si, demain, nous n'étions pas à Scutari, mon oncle? Si nous en étions beaucoup plus éloignés que ne le dit ce guide? S'il nous avait égarés à dessein, après avoir conseillé d'abandonner les routes du littoral? Enfin, si cet homme était un traître?

--Un traître? ... s'écria Kéraban.

--Oui, reprit Ahmet, et si ce traître servait les intérêts de ceux qui ont fait enlever Amasia?

--Par Allah! mon neveu, d'où peut te venir cette idée, et sur quoi repose-t-elle? Sur de simples pressentiments?

--Non! sur des faits, mon oncle! Écoutez-moi! Depuis quelques jours, cet homme nous a souvent quittés pendant les haltes, sous prétexte d'aller reconnaître la route! ... A plusieurs reprises, il s'est éloigné, non pas inquiet mais impatient, en homme qui ne veut pas être vu!... La nuit dernière, il a abandonné pendant une heure le campement! ... Je l'ai suivi, en me cachant, et j'affirmerais ... j'affirme même qu'un signal de feu lui a été envoyé d'un point de l'horizon ... un signal qu'il attendait!

--En effet, cela est grave, Ahmet! répondit Kéraban. Mais pourquoi rattaches-tu les machinations de cet homme aux circonstances qui ont amené l'enlèvement d'Amasia sur la _Guïdare_?

--Eh! mon oncle, cette tartane, où allait-elle? Etait-ce à ce petit port d'Atina, où elle s'est perdue. Non évidemment! ... Ne savons-nous pas qu'elle a été rejetée par la tempête hors de sa route? ... Eh bien, à mon avis, sa destination était Trébizonde, où s'approvisionnent trop souvent les harems de ces nababs de l'Anatolie! ... Là, on a pu facilement apprendre que la jeune fille enlevée avait été sauvée du naufrage, se mettre sur ses traces, et nous dépêcher ce guide pour conduire notre petite caravane à quelque guet-apens!

--Oui! ... Ahmet! ... répondit Kéraban, en effet!... Tu pourrais avoir raison! ... Il est possible qu'un danger nous menace! ... Tu as veillé ... tu as bien fait, et, cette nuit, je veillerai avec toi!

--Non, mon oncle, non reprit Ahmet, reposez-vous!....

Je suis bien armé, et, à la première alerte....

--Je te dis que je veillerai, moi aussi! reprit Kéraban. Il ne sera pas dit que la folie d'un têtu de mon espèce aura pu amener quelque nouvelle catastrophe!

--Non, ne vous fatiguez pas inutilement! ... Le guide, sur mon ordre, doit passer la nuit dans la caverne! ... Rentrez!

--Je ne rentrerai pas!

--Mon oncle....

--A la fin, vas-tu me contrarier là-dessus! répliqua Kéraban. Ah! prends garde, Ahmet! Il y a longtemps que personne ne m'a tenu tête!

--Soit, mon oncle, soit! Nous veillerons ensemble!

--Oui! une veillée sous les armes, et malheur à qui s'approchera de notre campement»

Le seigneur Kéraban et Ahmet, allant et venant, les regards attachés sur l'étroite passe, écoutant les moindres bruits qui auraient pu se propager au milieu de cette nuit si calme, firent donc bonne et fidèle garde à l'entrée de la caverne.

Deux heures se passèrent ainsi, puis, une heure encore. Rien de suspect ne s'était produit, qui fût de nature à justifier les soupçons du seigneur Kéraban et de son neveu, Ils pouvaient donc espérer que la nuit s'écoulerait sans incidents, lorsque, vers trois heures du matin, des cris, de véritables cris d'épouvanté, retentirent à l'extrémité de la passe.

Aussitôt Kéraban et Ahmet sautèrent sur leurs armes, qui avaient été déposées au pied d'une roche, et, cette fois, peu confiant dans la justesse de ses pistolets, l'oncle avait pris un fusil.

Au même instant, Nizib, accourant tout essoufflé, apparaissait à l'entrée du défilé.

«Ah! mon maître!

--Qu'y a-t-il, Nizib?

--Mon maître ... là-bas ... là-bas!....

--Là-bas? ... dit Ahmet.

--Les chevaux!

--Nos chevaux?....

--Oui!

--Mais parle donc, stupide animal! s'écria Kéraban, qui secoua rudement le pauvre garçon. Nos chevaux?....

--Volés!

--Volés?

--Oui! reprit Nizib. Deux ou trois hommes se sont jetés dans le pâturage ... pour s'en emparer....

--Ils se sont emparés de nos chevaux! s'écria Ahmet, et ils les ont entraînés, dis-tu?

--Oui!

--Sur la route ...