Le soir, la caravane s'arrêta auprès d'un village délabré, un amas de huttes, à peine faites pour abriter des bêtes de somme. Là, végétaient quelques centaines de pauvres gens, vivant d'un peu de laitage, de viandes de mauvaise qualité, d'un pain où il entrait plus de son que de farine. Une odeur nauséabonde emplissait l'atmosphère: c'était celle que dégage en brûlant le «tezek», sorte de tourbe artificielle, composée de fiente et de boue, seul combustible en usage dans ces campagnes et dont sont quelquefois faits les murs mêmes des huttes.
Il était heureux que, d'après les conseils du guide, la question des vivres eût été préalablement réglée. On n'eût rien trouvé dans ce misérable village, dont les habitants auraient été plus près de demander l'aumône que de la faire.
La nuit se passa, sans incidents, sous un hangar en ruines, où gisaient quelques bottes de paille fraîche. Ahmet veilla avec plus de circonspection que jamais, non sans raison. En effet, au milieu de la nuit, le guide quitta le village et s'aventura à quelques centaines de pas en avant.
Ahmet le suivit, sans être vu, et ne rentra au campement qu'au moment où le guide y rentrait lui-même.
Qu'était donc allé faire cet homme au dehors? Ahmet ne put le deviner. Il s'était assuré que le guide n'avait communiqué avec personne. Pas un être vivant ne s'était approché de lui! Pas un cri éloigné n'avait été jeté à travers le calme de la nuit! Pas un signal n'avait été fait en un point quelconque de la plaine!
«Pas un signal?... se dit Ahmet, lorsqu'il eut repris sa place sous le hangar. Mais n'était-ce pas un signal, un signal attendu, ce feu qui a paru un instant au ras de l'horizon dans l'ouest?»
Et alors un fait, dont il n'avait pas d'abord tenu compte, se représenta obstinément à l'esprit d'Ahmet. Il se rappela très nettement que, tandis que le guide se tenait debout sur un exhaussement du sol, un feu avait brillé au loin, puis jeté trois éclats distincts à de courts intervalles, avant de disparaître. Or, ce feu, Ahmet l'avait tout d'abord pris pour un feu de pâtre? Maintenant, dans le silence de la solitude, sous l'impression particulière que donne cette torpeur qui n'est pas du sommeil, il réfléchissait, il le revoyait, ce feu, et il en faisait un signal avec une conviction qui allait au delà d'un simple pressentiment.
«Oui, se dit-il, ce guide nous trahit, c'est évident! Il agit dans l'intérêt de quelque personnage puissant....»
Lequel? Ahmet ne pouvait le nommer! Mais, il le pressentait, cette trahison devait se rattacher à l'enlèvement d'Amasia. Arrachée aux mains de ceux qui avaient commis le rapt d'Odessa, était-elle menacée de nouveaux périls, et maintenant, à quelques journées de marche de Scutari, ne fallait-il pas tout craindre en approchant du but? Ahmet passa le reste de la nuit dans une extrême inquiétude. Quel parti prendre, il ne le savait. Devait-il, sans plus tarder, démasquer la trahison de ce guide,--trahison qui, dans sa pensée, ne faisait plus aucun doute,--ou attendre, pour le confondre et le punir, qu'il y eût eu quelque commencement d'exécution?
Le jour en reparaissant lui apporta un peu de calme. Il se décida alors à patienter pendant cette journée encore, afin de mieux pénétrer les intentions du guide. Bien résolu à ne plus le perdre de vue un instant, il ne le laisserait pas s'éloigner pendant les marches ni à l'heure des haltes. D'ailleurs, ses compagnons et lui étaient bien armés, et, si le salut d'Amasia n'eût été en jeu, il n'aurait pas craint de résister à n'importe quelle agression.
Ahmet était redevenu maître de lui-même. Son visage ne fit rien paraître de ce qu'il éprouvait, ni au yeux de ses compagnons, ni même à ceux d'Amasia, dont la tendresse pouvait lire plus avant dans son âme,--pas même à ceux du guide, qui, de son côté, ne cessait de l'observer avec une certaine obstination.
La seule résolution que prit Ahmet fut de faire part à son oncle Kéraban des nouvelles inquiétudes qu'il avait conçues, et cela, dès que l'occasion s'en présenterait, dût-il, à cet égard, engager et soutenir la plus orageuse des discussions.