Jules Verne

--La _Guïdare_, capitaine Yarhud?

--Oui! ... C'est lui qui nous a enlevées toutes deux!

--Mais pour qui agissait-il?

--Nous l'ignorons!

--Et où allait cette tartane?

--Nous l'ignorons aussi, Ahmet. répondit Amasia ... Mais vous êtes là ... J'ai tout oublié!....

--Je n'oublierai pas, moi!» s'écria le seigneur Kéraban.

Et si, à ce moment, il se fût retourné, il eût aperçu un homme, qui l'épiait à la porte de la cabane, s'enfuir rapidement.

C'était Yarhud, seul survivant de son équipage. Presque aussitôt, sans avoir été vu, il disparaissait dans une direction opposée au bourg d'Atina.

Le capitaine maltais avait tout entendu. Il savait maintenant que, par une fatalité inconcevable, Ahmet s'était trouvé sur le lieu du naufrage de la _Guïdare_, au moment où Amasia allait périr!

Après avoir dépassé les dernières maisons de la bourgade, Yarhud s'arrêta au détour de la route.

«Le chemin est long d'Atina au Bosphore, dit-il, et je saurai bien mettre a exécution les ordres du seigneur Saffar!»

V

DE QUOI L'ON CAUSE ET CE QUE L'ON VOIT SUR LA ROUTE D'ATINA A TRÉBIZONDE.

S'ils étaient heureux de s'être retrouvés ainsi, ces deux fiancés, s'ils remercièrent Allah de ce providentiel hasard, qui avait conduit Ahmet à l'endroit même où la tempête allait jeter cette tartane, s'ils éprouvèrent une de ces émotions, mêlées de joie et d'épouvanté, dont l'impression est ineffaçable, il est inutile d'y insister.

Mais, on le conçoit, ce qui s'était passé depuis leur départ d'Odessa, Ahmet, et non moins que lui, son oncle Kéraban, avaient une telle hâte de l'apprendre, qu'Amasia, aidée de Nedjeb, ne put tarder à en faire le récit dans tous ses détails.

Il va sans dire que des vêtements de rechange avaient été procurés aux deux jeunes filles, qu'Ahmet lui-même s'était vêtu d'un costume du pays, et que tous, maîtres et serviteurs, assis sur des escabeaux devant la flamme pétillante du foyer, n'avaient plus aucun souci de la tourmente qui déchaînait au dehors ses dernières violences.

Avec quelle émotion tous apprirent ce qui s'était passé à la villa Sélim, peu d'heures après que le seigneur Kéraban les eut entraînés sur les routes de la Chersonèse! Non! Ce n'était point pour vendre à la jeune fille des étoffes précieuses que Yarhud avait jeté l'ancre dans la petite baie, au pied même de l'habitation du banquier Sélim, c'était pour opérer un odieux rapt, et tout donnait à penser que l'affaire avait été préparée de longue main.

Les deux jeunes filles enlevées, la tartane avait immédiatement pris la mer. Mais ce que ni l'une ni l'autre ne put dire, ce qu'elles ignoraient encore, c'est que Sélim eût entendu leurs cris, c'est que ce malheureux père fût arrivé au moment où la _Guïdare_ doublait les dernières roches de la petite baie, c'est que Sélim eût été atteint d'un coup de feu, tiré du pont de la tartane, et qu'il fût tombé,--mort peut-être!--sans avoir pu se mettre ni mettre aucun de ses gens à la poursuite des ravisseurs.

Quant à l'existence qui fut faite à bord aux deux jeunes filles, Amasia n'eut que peu de choses à dire à ce sujet. Le capitaine et son équipage avaient eu pour Nedjeb et pour elle des égards évidemment dus à quelque recommandation puissante. La chambre la plus confortable du petit bâtiment leur avait été réservée. Elles y prenaient leurs repas, elles y reposaient. Elles pouvaient monter sur le pont toutes les fois qu'elles le désiraient; mais elles se sentaient surveillées de près, pour le cas où, dans un moment de désespoir, elles eussent voulu se soustraire par la mort au sort qui les attendait.

Ahmet écoutait ce récit le coeur serré. Il se demandait si, dans cet enlèvement, le capitaine avait agi pour son propre compte, avec l'intention d'aller revendre ses prisonnières sur les marchés de l'Asie Mineure,--odieux trafic qui n'est pas rare, en effet!--ou si c'était pour le compte de quelque riche seigneur de l'Anatolie que le crime avait été commis.

A cela, et bien que la question leur eût été directement posée, ni Amasia ni Nedjeb ne purent répondre.