Jules Verne

Là, Ahmet n'était donc pas encore chez lui, comme il y eût été quelques années auparavant. Il lui fallut dépasser Günièh, à l'embouchure du Tchorock, et, à vingt verstes de Batoum, la bourgade de Makrialos, pour atteindre la frontière, dix verstes plus loin.

En cet endroit, au bord de la route, un homme attendait sous l'oeil peu paternel d'un détachement de Cosaques, les deux pieds posés sur la limite du sol ottoman, dans un état de fureur plus facile à comprendre qu'à décrire.

C'était le seigneur Kéraban. Il était six heures du soir, et depuis le minuit de la veille,--instant précis où il avait été rendu à la liberté en dehors du territoire russe,--le seigneur Kéraban ne décolérait pas.

Une assez pauvre cabane, bâtie au flanc de la route, misérablement habitée, mal couverte, mal close, encore plus mal fournie de vivres, lui avait servi d'abri ou plutôt de refuge.

Une demi-verste avant d'y arriver, Ahmet et Van Mitten, ayant aperçu, l'un son oncle, l'autre son ami, avaient pressé leurs chevaux, et ils mirent pied à terre à quelques pas de lui.

Le seigneur Kéraban, allant, venant, gesticulant, se parlant à lui-même ou plutôt se disputant avec lui-même, puisque personne n'était là pour lui tenir tête, ne semblait pas avoir aperçu ses compagnons.

«Mon oncle! s'écria Ahmet en lui tendant les bras, pendant que Nizib et Bruno gardaient son cheval et celui du Hollandais, mon oncle!

--Mon ami!» ajouta Van Mitten. Kéraban leur saisit la main à tous deux, et montrant les Cosaques, qui se promenaient sur la lisière de la route:

«En chemin de fer! s'écria-t-il. Ces misérables m'ont forcé à monter en chemin de fer! ... Moi! ... moi!»

Bien évidemment, d'avoir été réduit à ce mode de locomotion, indigne d'un vrai Turc, c'était ce qui excitait chez le seigneur Kéraban la plus violente irritation! Non! il ne pouvait digérer cela! Sa rencontre avec le seigneur Saffar, sa querelle avec cet insolent personnage et ce qui en était suivi, le bris de sa chaise de poste, l'embarras où il allait se trouver pour continuer son voyage, il oubliait tout devant cette énormité: avoir été en chemin de fer! Lui, un vieux croyant!

«Oui! c'est indigne! répondit Ahmet, qui pensa que c'était ou jamais le cas de ne pas contrarier son oncle.

--Oui, indigne! ajouta Van Mitten, mais, après tout, ami Kéraban, il ne vous est rien arrivé de grave....

--Ah! prenez garde à vos paroles, monsieur Van Mitten! s'écria Kéraban. Rien de grave, dites-vous?»

Un signe d'Ahmet au Hollandais lui indiqua qu'il faisait fausse route. Son vieil ami venait de le traiter de: «Monsieur Van Mitten» et continuait de l'interpeller de la sorte:

«Me direz-vous ce que vous entendez par ces inqualifiables paroles: rien de grave?

--Ami Kéraban, j'entends qu'aucun de ces accidents habituels aux chemins de fer, ni déraillement, ni tamponnement, ni collision....

--Monsieur Van Mitten, mieux vaudrait avoir déraillé! s'écria Kéraban. Oui! par Allah! mieux vaudrait avoir déraillé, avoir perdu bras, jambes et tête, entendez-vous, que de survivre à pareille honte!

--Croyez bien, ami Kéraban! ... reprit Van Mitten, qui ne savait comment pallier ses imprudentes paroles.

--Il ne s'agit pas de ce que je puis croire! répondit Kéraban en marchant sur le Hollandais, mais de ce que vous croyez! ... Il s'agit de la façon dont vous envisagez ce qui vient d'arriver à l'homme qui, depuis trente ans, se croyait votre ami.»

Ahmet voulut détourner une conversation dont le plus clair résultat eût été d'empirer les choses.

«Mon oncle, dit-il, je crois pouvoir l'affirmer, vous avez mal compris monsieur Van Mitten....

--Vraiment!

--Ou plutôt monsieur Van Mitten s'est mal exprimé! Tout comme moi, il ressent une indignation profonde pour le traitement que ces maudits Cosaques vous ont infligé!»

Heureusement, tout cela était dit en turc, et les «maudits Cosaques» n'y pouvaient rien comprendre.

«Mais, en somme, mon oncle, c'est à un autre qu'il faut faire remonter la cause de tout cela! C'est un autre qu