Jules Verne

--Enfin, c'est ici, dans ces montagnes, qui se pressent à l'horizon, sur ce rocher de Khomli, dominant la cité moderne de Koutaïs, que Prométhée, fils de Japet et de Clymène, après avoir audacieusement ravi le feu du ciel, fut enchaîné par ordre de Jupiter, et c'est là qu'un vautour lui ronge éternellement le coeur!

--Rien de plus vrai, monsieur Van Mitten; mais, je vous le répète, je suis pressé! Où voulez-vous en venir?

--A ceci, mon jeune ami, repondit le Hollandais, en prenant son air le plus aimable: c'est que quelques jours passés dans cette partie de la Mingrélie et jusque dans le Koutaïs pourraient être bien employés au profit de ce voyage, et que....

--Ainsi, répondit Ahmet, vous nous proposez de demeurer quelque temps à Redout-Kalé?

--Oh! quatre ou cinq jours suffiraient....

--Proposeriez-vous cela à mon oncle Kéraban? demanda Ahmet non sans quelque malice.

--Moi!... jamais, mon jeune ami! répondit le Hollandais. Ce serait matière à discussion, et depuis la regrettable scène des narghilés, il ne m'arrivera plus, je vous l'assure, d'entamer une discussion quelconque avec cet excellent homme!

--Et vous ferez sagement!

--Mais, en ce moment, ce n'est point au terrible Kéraban que je m'adresse, c'est à mon jeune ami Ahmet.

--C'est ce qui vous trompe, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, en lui prenant la main. Ce n'est point à votre jeune ami que vous parlez en ce moment!

--Et à qui donc?...

--Au fiancé d'Amasia, monsieur Van Mitten, et vous savez bien que le fiancé d'Amasia n'a pas une heure à perdre!

Là-dessus, Ahmet se sauva pour s'occuper des préparatifs du départ. Van Mitten, tout dépité, n'eut que la ressource de faire une promenade peu instructive dans la bourgade du Redout-Kalé en compagnie du fidèle mais décourageant Bruno.

A midi, tous les voyageurs étaient prêts à partir. La chaise, examinée avec soin, revue en quelques parties, promettait de fournir encore de longues étapes dans d'excellentes conditions. La caisse aux provisions remplie, plus rien à craindre sous ce rapport, pendant un nombre considérable de verstes ou plutôt d'agatchs, puisque les provinces de la Turquie asiatique allaient être traversées pendant cette seconde partie de l'itinéraire; mais Ahmet, en homme avisé, ne pouvait que s'applaudir d'avoir pourvu à toutes les éventualités de l'alimentation et de la locomotion.

Le seigneur Kéraban ne voyait pas, sans une satisfaction extrême, le parcours s'accomplir sans incidents ni accidents. Combien il serait satisfait dans son amour-propre de Vieux Turc, au moment où il apparaîtrait sur la rive gauche du Bosphore, narguant les autorités ottomanes et les décréteurs de taxes injustes, il serait oiseux d'y insister.

Enfin, Redout-Kalé n'étant plus qu'à quatre-vingt-dix verstes environ de la frontière turque, avant vingt-quatre heures, le plus entêté des Osmanlis comptait bien avoir remis le pied sur la terre ottomane. Là, enfin, il serait chez lui.

«En route, mon neveu, et qu'Allah continue à nous protéger! s'écria-t-il d'un ton de bonne humeur.

--En route, mon oncle!» répondit Ahmet. Et tous deux prirent place dans le coupé, suivis de Van Mitten, qui essayait, mais en vain, d'apercevoir cette mythologique cime du Caucase, sur laquelle Prométhée expiait sa tentative sacrilège!

On partit au claquement du fouet du iemschik et aux hennissements d'un vigoureux attelage.

Une heure après, la chaise passait cette frontière du Gouriel, qui est annexé à la Mingrélie depuis 1801. Il a pour chef-lieu Poti, port assez important de la mer Noire, qu'une voie ferrée rattache à Tiflis, la capitale de la Géorgie.

La route remontait un peu à l'intérieur d'une campagne fertile. Çà et là, des villages, où les maisons ne sont point groupées, mais éparses au milieu des champs de maïs. Rien de singulier comme l'aspect de ces constructions, qui ne sont plus en bois, mais en paille tressée, comme un ouvrage de vannier. Van Mitten n'oublia pas de mentionner cette particularité sur son carnet de voyage. Et pourtant ce n'étaient point ces insignifiants détails qu'il s'attendait à noter pendant son passage à travers l'ancienne Colchide! Enfin, peut-être serait-il plus heureux, quand il arriverait sur les rives du Rion, ce fleuve de Poti, qui n'est autre que le célèbre Phase de l'antiquité, et, s'il faut en croire quelques savants géographes, l'un des quatre cours d'eau de l'Éden!

Une heure plus tard, les voyageurs s'arrêtaient devant la ligne du railway de Poti-Tiflis, à un point où le chemin coupe la voie ferrée, une verste au-dessous de la station de Sakario.