Jules Verne

--Elle passera, cependant!

--Et vous osez dire cela à un homme, qui, pendant vingt ans, a acheté des tabacs!

--Et vous osez soutenir le contraire à un homme qui, pendant trente ans, en a vendu!

--Vingt ans!

--Trente ans!»

Sur cette nouvelle phase de la discussion, les deux contradicteurs s'étaient redressés au même instant. Mais, pendant qu'ils gesticulaient avec vivacité, les bouquins s'échappèrent de leurs lèvres, les tuyaux tombèrent sur le sol. Aussitôt, tous deux de les ramasser, en continuant de se disputer, au point d'en arriver aux personnalités les plus désagréables.

«Décidément, Van Mitten, dit Kéraban, vous êtes bien le plus fieffé têtu que je connaisse!

--Après vous, Kéraban, après vous!

--Moi?

--Vous! s'écria le Hollandais, qui ne se maîtrisait plus. Mais regardez donc la fumée du latakié, qui s'échappe de mes lèvres!

--Et vous, riposta Kéraban, la fumée du tombéki, que je rejette comme un nuage odorant!»

Et tous deux tiraient sur leurs bouts d'ambre à en perdre haleine! Et tous deux s'envoyaient cette fumée au visage!

«Mais sentez donc, disait l'un, l'odeur de mon tabac!

--Sentez donc, répétait l'autre, l'odeur du mien!--Je vous forcerai bien d'avouer, dit enfin Van Mitten, qu'en fait de tabac, vous n'y connaissez rien!

--Et vous, répliqua Kéraban, que vous êtes au-dessous du dernier des fumeurs!»

Tous deux parlèrent si haut alors, sous l'impression de la colère, qu'on les entendait du dehors Très certainement, ils en étaient arrivés à ce point que de grosses injures allaient éclater entre eux, comme des obus sur un champ de bataille....

Mais, à ce moment, Ahmet parut. Bruno et Nizib, attirés par le bruit, le suivaient. Tous trois s'arrêtèrent sur le seuil de la gloriette.

«Tiens! s'écria Ahmet, en éclatant de rire, mon oncle Kéraban qui fume le narghilé de monsieur Van Mitten, et monsieur Van Mitten qui fume le narghilé de mon oncle Kéraban!»

Et Nizib et Bruno de faire chorus.

En effet, en ramassant leurs bouquins, les deux disputeurs s'étaient trompés et avaient pris le tuyau l'un de l'autre, ce qui faisait que, sans s'en apercevoir, et tout en continuant à proclamer les qualités supérieures de leurs tabacs de prédilection, Kéraban fumait du latakié, pendant que Van Mitten fumait du tombéki!

En vérité, ils ne purent s'empêcher de rire, et, finalement, ils se donnèrent la main de bon coeur, comme deux amis, dont aucune discussion, même sur un sujet aussi grave, ne pouvait altérer l'amitié.

«Les chevaux sont à la chaise, dit alors Ahmet. Nous n'avons plus qu'à partir!

--Partons donc!» répondit Kéraban.

Van Mitten et lui remirent à Bruno et à Nizib les deux narghilés, qui avaient failli se transformer en engins de guerre, et tous eurent bientôt repris place dans leur voiture de voyage.

Mais en y montant, Kéraban ne put s'empêcher de dire tout bas à son ami:

«Puisque vous y avez goûté, Van Mitten, avouez maintenant que le tombéki est bien supérieur au latakié!

--J'aime mieux l'avouer! répondit le Hollandais, qui s'en voulait d'avoir osé tenir tête à son ami.

--Merci, ami Van Mitten, répondit Kéraban, ému par tant de condescendance, voila un aveu que je n'oublierai jamais!»

Et tous deux cimentèrent par une vigoureuse poignée de main un nouveau pacte d'amitié qui ne devait jamais se rompre.

Cependant, la chaise, emportée au galop de son attelage, roulait avec rapidité sur la route du littoral.

A huit heures du soir, la frontière de l'Abkasie était atteinte, et les voyageurs y faisaient halte au relais de poste, où ils dormirent jusqu'au lendemain matin.

XVII

DANS LEQUEL IL ARRIVE UNE AVENTURE DES PLUS GRAVES, QUI TERMINE LA PREMIÈRE PARTIE DE CETTE HISTOIRE.

L'Abkasie est une province à part, au milieu de la région caucasienne, dans laquelle le régime civil n'a pas encore été introduit et qui ne relève que du régime militaire. Elle a pour limite au sud le fleuve Ingour, dont les eaux forment la lisière de la Mingrélie, l'une des principales divisions du gouvernement de Koutaïs.