Les autres y montèrent à sa suite.
Puis le bac fut démarré, il déborda, et le courant le porta vers la côte opposée.
Kéraban ne parlait pas, et chacun imitait son silence.
Les eaux étaient heureusement fort calmes, et les bateliers n'eurent aucune peine à diriger leur bac, tantôt au moyen de longues gaffes, tantôt avec de larges pelles, suivant les exigences du fond.
Cependant, il y eut un moment où l'on put craindre que quelque accident se produisit.
En effet, un léger courant, détourné par la flèche sud de la baie de Taman, avait saisi obliquement le bac. Au lieu d'atterrir à cette pointe, il fut menacé d'être entraîné jusqu'au fond de la baie. C'eût été cinq lieues à franchir au lieu d'une, et le seigneur Kéraban, dont l'impatience se manifestait visiblement, allait peut-être donner l'ordre de revenir en arrière.
Mais les bateliers, auxquels Ahmet, avant l'embarquement, avait dit quelques mots,--le mot rouble plusieurs fois répété,--manoeuvrèrent si adroitement, qu'ils se rendirent maîtres du bac.
Aussi, une heure après avoir quitté le quai d'Iénikalé, voyageurs, chevaux et voiture accostaient-ils l'extrémité de cette flèche méridionale, qui prend en russe le nom de Ioujnaïa-Kossa.
La chaise débarqua sans difficulté, et les mariniers reçurent un nombre respectable de roubles.
Autrefois, la flèche formait deux îles et une presqu'île, c'est-à-dire qu'elle était coupée en deux endroits par un chenal, et il eût été impossible de la traverser en voiture. Mais ces coupures sont comblées maintenant. Aussi, l'attelage put-il enlever d'un trait les quatres verstes qui séparent la pointe de la bourgade de Taman.
Une heure après, il faisait son entrée dans cette bourgade, et le seigneur Kéraban se contentait de dire, en regardant son neveu:
«Décidément, les eaux de la mer d'Azof et les eaux de la mer Noire ne font pas trop mauvais ménage dans le détroit d'Iénikalé!»
Et ce fut tout, et plus jamais il ne fut question ni de la rivière du neveu Ahmet, ni du Pont-Euxin de l'ami Van Mitten.
XV
DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN, AHMET, VAN MITTEN ET LEURS SERVITEURS JOUENT LE RÔLE DE SALAMANDRES.
Taman n'est qu'une bourgade d'un aspect assez triste avec ses maisons peu confortables, ses chaumes décolorés par l'action du temps, son église de bois, dont le clocher est incessamment enveloppé dans un épais tournoiement de faucons.
La chaise ne fit que traverser Taman. Van Mitten ne put donc visiter ni le poste militaire, qui est important, ni la forteresse de Phanagorie, ni les ruines de Tmoutarakan.
Si Kertsch est grecque par sa population et ses coutumes, Taman, elle, est cosaque. De là, un contraste que le Hollandais ne put observer qu'au passage.
La chaise, prenant invariablement par les routes les plus courtes, suivit, pendant une heure, le littoral sud de la baie de Taman. Ce fut assez pour que les voyageurs pussent reconnaître que c'était là un extraordinaire pays de chasse,--tel qu'il ne s'en rencontre peut-être pas de pareil en aucun autre point du globe.
En effet, pélicans, cormorans, grèbes, sans compter des bandes d'outardes, se remisaient dans ces marécages en quantités vraiment incroyables.
«Je n'ai jamais tant vu de gibier d'eau! fit justement observer Van Mitten. On pourrait tirer un coup de fusil au hasard sur ces marais! Pas un grain de plomb ne serait perdu!»
Cette observation du Hollandais n'amena aucune discussion. Le seigneur Kéraban n'était point chasseur, et, en vérité, Ahmet songeait à tout autre chose.
Il n'y eut un commencement de contestation qu'à propos d'une volée de canards que l'attelage fit partir, au moment où il laissait le littoral sur la gauche pour obliquer vers le sud-est.
«En voilà une compagnie! s'écria Van Mitten. Il y a même, là tout un régiment!
--Un régiment? Vous voulez dire une armée! répliqua Kéraban, qui haussa les épaules.
--Ma foi, vous avez raison! reprit Van Mitten. Il y a bien là cent mille canards!
--Cent mille canards! s'écria Kéraban. Si vous disiez deux cent mille?
--Oh! deux cent mille!
--Je dirais même trois cent mille, Van Mitten, que je serais encore au-dessous de la vérité!
--Vous avez raison, ami Kéraban,» répondit prudemment le Hollandais, qui ne voulut pas exciter son compagnon à lui jeter un million de canards à la tête.